n° 119
septembre 2007

 

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Un peu de transgression

 

 
Le centième anniversaire de René Char nous a fatigué tout l'été. Cette insistante campagne m'incite, par pure méchanceté, à vous parler de poésie, art oublié qui, depuis cinquante ans, n'intéresse plus personne, mais qui soudain a semblé passionner tout le monde, miracle du médiatisme…

L'homme de l'Isle sur Sorgue, on le sait, a été, depuis trente ans, le poète des politiciens. Pas un discours sans quelque protubérance charrienne. Et voilà maintenant la célébration à laquelle vous n'échapperez pas ! Un cas idéal. La belle gueule virile de Char... Une jolie ville, aux portes du joli Luberon, qui est touristique, parisien et littéraire à la fois... Saint-Germain-des-prés n'a jamais été aussi près de Saint-Tropez ! Char est presque toujours en short, sur les photos, qu'est-ce que tu veux de plus consensuel et vacancier ? Sa guerre fait taire les contestataires. Et il se situe juste à la charnière entre la poésie qu'un fort public suivait et celle que personne ne lit plus. Ça permet de faire croire que nous avons encore une poésie, alors qu'elle est morte sous les pioches des poètes. En avant !

Mais si vous êtes comme moi agacé par le vrombissement célébrationnel, vous chercherez ce livre de Laurent Crouzet (Contre René Char, les Belles Lettres) qui m'avait bien plu, il y a une dizaine d'années. L'auteur disait que, contrairement à ce que proclament Télérama, France-Culture et nos politiciens, Char n'est pas un très grand poète ! Certes, sa guerre fut remarquable, qu'il a admirablement restituée dans ses Feuillets d'Hypnos. Mais quelques uns pensent - et j'en suis - que, tandis que le but de la poésie est de rendre claires des choses compliquées, Char a le chic pour donner de façon ampoulée et sentencieuse des idées banales, et rendre obscur ce qui ne l'est pas.

Et donc, je serais tout-à-fait disposé à le considérer comme un type bien ayant écrit quelques très beaux aphorismes, si on ne nous tuait avec ces laudations injonctives. Après tout, Toulet pour un seul chef-d'œuvre, Pozzi pour un aussi, Larbaud pour quelques pages sont dans le Panthéon de tous les lecteurs de poésie. Je n'ai rien contre Char, mais lâchez-nous cinq minutes !

Nous voulons être des amateurs ; et donc libres. L'autre jour j'ai soudain saisi dans ma bibliothèque un livre d'Albert Samain. Une édition de 1919, achetée pour trois francs il y a longtemps chez un bouquiniste. Albert Samain fut un poète très connu (j'ai le n° 82 752, de 1919 !) ; mais il est aujourd'hui sombré dans le fond de l'oubli. Sa forme trop précieuse parait astiquée comme un meuble Regency… Eh bien, de cette lecture, il ressort - ou plutôt je ressors en vous disant - que l'oubli a tort. Quel beau poète !

Heureusement dans les sentiers de la gloire, on n'est pas obligé de toujours prendre les germanopratins. Des fois, on passe par la grange. Prenez le cas Couté. Vous connaissez Gaston Couté, quoiqu'il soit absent des anthologies et des hebdos branchés. C'est un "patoisant", un "paysan", un ringard. Ou encore un "Montmartrois", donc un pittoresque. En hauts lieux, on lui pardonnerait facilement d'avoir été anarchiste, mais voilà : il parlait du peuple avec chaleur ! Et ça, c'est intolérable. Donc, il est "injustement méconnu", comme ils disent - c'est-à-dire qu'il est inconnu d'eux. Mais a-t-on besoin d'eux ? Pas un soir dans ce pays qu'on ne présente un spectacle de chansons et poèmes de Couté. J'en ai encore vu deux cet hiver ! Et qui tirent des larmes aux gens, tous, les diplômés et les plombiers. Ah, les gens, si l'histoire de l'art pouvait s'en passer, ce serait si simple…

Je pourrais en dire autant de Cadou. Lui non plus, on ne lui fait pas de défilés du 14 juillet ni de numéros spécieux ! Et pourtant, voyez comme le public se passe d'autorisation : les œuvres complètes sont constamment rééditées, depuis 1973, et vous pourrez les acheter dès demain chez votre libraire ! Des lecteurs fervents, par milliers, oui, c'est ça… Et qui l'ont trouvé tout seuls. Quels cons, les gens…

Mais revenons dans les beaux quartiers. Voici, dans un programme télé, le portrait d'un "cogérant du groupe Lagardère" (ventes d'armes, abrutissement du public etc). Il est passionné de manuscrits authentiques. Ca vaut très cher. Ce que leur fait faire l'obsession de l'argent ! Dans le papier, soudain, une phrase sensationnelle, tenez-vous bien (n'oubliez pas que ce monsieur est "cogérant du groupe Lagardère") (ventes d'armes, abrutissement du public etc) : "Il dit surtout apprécier les auteurs 'réfractaires' qui contestent la société qui les entoure". Donc, ventes d'armes, abrutissements en tous genre… et un certain goût pour la réfractarité. C'est qu'aujourd'hui, phénomène nouveau, les classes supérieures se sont approprié les mots de la révolte sociale. Par l'intermédiaire des cultureux, il suffisait d'y penser. Oui, car dans l'entreprise de détournement des mots contre par les classes dominantes, ce sont les artistes - tous ces "authentiques rebelles"… - qui font le travail. Et je me souviens du Premier ministre Villepin énonçant la fonction de l'art : "transgresser" ! Désormais, l'injonction à la révolte nous vient d'en haut. Du Gouvernement ! De la Banque ! De Lagardère ! Ils nous somment de devenir d'irréconciliables antisociaux… Bon, on fait ce qu'on peut, nous autres les pauvres…

Baudelaire vaut 600 000 euros. Le manuscrit d'Une saison en enfer chiffre à 500 000. Parlons de Rimbaud, tiens. Je viens de lire qu'entre 1815 et 1870, 45 000 Alsaciens avaient émigré aux Etats-Unis. Je vais avoir l'air d'un rabat-joie mais ce chiffre, il me semble, relativise un peu l'épopée de Rimbaud au Harrar. Mauvaise nouvelle pour les réfractairophiles : l'homme aux semelles de vent ne fut nullement une exception. Je sais bien que vous direz que les Alsaciens, c'étaient des pauvres, donc pas valables. Mais dans l'Ouest canadien, j'ai trouvé le frère à Louis Blériot, le neveu à Trochu, des centaines de gosses de la bonne société aristocratique et bourgeoise. Un parmi d'autres, Rimbaud !

Eh, Bertin, tu fais la moue à Char, tu aimes Cadou et Couté, tu apprécies Samain, et tu te permets de manquer de respect à Rimbaud ? Oui, et je persifle un grand bourgeois fasciné par la révolte ! J'espère que ce gars de chez Lagardère sentira ainsi assez bien comme je suis réfractaire à la société qui m'entoure. C'est pourquoi je suis prêt à discuter avec lui du prix du manuscrit du présent papier. Attention : je suis très réfractaire - je peux cogner. On écrit au journal.



Jacques Bertin