n° 122
décembre 2007

 

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Haine de la culture


Lu dans un journal. Une conne avait foutu une trace de rouge à lèvres sur un tableau monochrome prétendu fondateur. Le tribunal s'est montré excessivement indulgent. Quelques euros d'amende (1500) et cent heures de travail d'intérêt général - alors que la victime demandait 2 millions d'euros ! Je vois de l'humour dans ce jugement où s'exprime benoîtement la perplexité de la société devant la logique de l'art-contemporain ; et peut-être même une forme de révolte, mais le juge n'a pas dit cela, bien sûr.

Je parlais de ces choses, l'escroquerie de l'art con, l'autre jour, avec un ami plasticien qui considère habituellement mes colères avec supériorité et des yeux ronds. Ah, tu exagères, me dit-il, tout l'art contemporain n'est pas ainsi ! Nous ne sommes pas tous coupables !

Non, lui répondis-je. Mais vous, les plasticiens, qui êtes si prompts à vous en prendre à "la société" (l'art dérangeant…) et au public (votre cible préférée), eh bien, votre mobilisation contre les escrocs a été, est encore, nulle. Depuis des décennies, aucune bataille d'Hernani, aucun coup de poing échangé, aucun "Mort aux faiseurs !" Rien que le gros dos, le gros dos rond, le gros silence collectif. La trouille, oui…

Le déshonneur. Vous avez collectivement manqué à votre devoir ; et depuis plusieurs générations. Ainsi, le public est-il fondé à penser que vous êtes tous complices. Ou bien, plus grave encore, que la veulerie, l'ambition, la lâcheté (tout le contraire de ce qu'on nous apprenait sur les artistes, dans notre jeunesse…) vous caractérisent collectivement.

Ses yeux ronds se sont un peu crispés.

Oui, cette époque est caractérisée par la lâcheté des artistes, toutes catégories confondues. On les comprend : la société libérale est celle de la lutte de chacun contre chacun. Aucune foi commune, aucun élan collectif. Excepté, évidemment, étroitement corporatiste, comme celui des intermittents.

Plus grave, maintenant. "Une chape d'hypnose pourrait être télédescendue sur des peuples entiers de cerveaux, et cela subrepticement, sans que les victimes cessent de se sentir devant d'agréables spectacles" Cités par Marcel Trillat (dans la Lettre de la SCAM, nov. 2007 n°30), ce sont des propos d'Armand Robin (mort en 1961 !). Oui, bien sûr, cette phrase peut s'appliquer à l'énormité historique de Le Lay sur "le temps de cerveau disponible". Mais, cher Armand Robin, cher poète anti-social, c'est bien plus grave ! Car il ne s'agit pas seulement de l'hypnose par l'image, il s'agit désormais d'un type de civilisation… Voici une autre citation (de Bernard Stiegler, dans Marianne du 29 septembre) à propos de la nouvelle société qui s'épanouit sous nos yeux : "Faisons baisser le taux de nuisance des industries du temps de cerveau disponible, c'est-à-dire privé de conscience (…) Si les médias ne comprennent pas qu'ils créent des problèmes encore bien plus grave que les voitures, en particulier dans la jeunesse, et parfois très dangereux, c'est la responsabilité du gouvernement de le leur faire comprendre (…). Les enfants ne suivent plus à l'école d'abord parce que les enseignants sont concurrencés par les médias de masse et dans cette bataille, le déséquilibre des moyens est absolu. Les moyens que TF1 et Canal J mettent en œuvre, pulsion, vulgarité, dérision et souvent violence pour détourner et en fait détruire l'attention sont sans commune mesure avec les moyens dont disposent les éducateurs. (…) L'éducation, c'est l'amour du long terme. (Etc)"

Je cite longuement car il est rarissime de trouver dans un journal une allusion au problème majeur de notre époque. Ouf, voici quelqu'un ! La question, en effet, la grande question désormais, est : quand est-ce qu'on démarre la bataille ? Et qui va démarrer ? Où est la mobilisation ? Où sont les militants politiques ? Où sont les cultureux ?

Les militants ? Pas là. Dans la France de 2007, il n'y a pas de militants, il n'y a que des candidats, et ils ont des problèmes bien plus importants que la civilisation ! Quant aux cultureux, ils s'occupent de leurs intérêts. Pas de mobilisation. Car la rupture, dans la société actuelle, c'est un suicide. L'opposant est promis à un destin de perdant, de ringard, de marginal, c'est un rôdeur, un sans-voix.

Le réussisseur artistique doit se signaler par sa docilité au système. Il doit être ce qu'on appelle dans les médias "un bon client". Un bon client est un artistezé-intellectuel disponible pour, à tout moment et dans n'importe quelles conditions, être interviewé ou participer à un débat. Il ne déçoit jamais. Il sait parler sans hésitation - et à vitesse rapide. Il ne dévie jamais du sujet annoncé. Il ne s'autorise jamais une rupture mettant en cause l'animateur ou le média. C'est un type "positif". Il "joue le jeu". Il a l'air de trouver normal tout ce qui se passe. On ne l'entendra jamais (jamais, c'est très long, dans une carrière) jamais réagir, protester, s'insurger, claquer la porte (de la télé ? T'es malade ?). Et tandis que dans la rue, à la maison, au bistrot, bref dans la vie, vous tombez assez facilement sur quelqu'un qui vous rentre dans la gueule avec ses mots, ses idées, son manque d'à propos ou de respect, bref, sur la vie, eh bien, cela n'arrive jamais dans les médias. Sauf le cas du gag iconoclaste ultra-prévu, de la provoc' vachement calibrée avec l'accord de la direction, personne ne vient jamais troubler le bon déroulement de notre émission (ce serait une atteinte à la liberté de la presse !) Le bon client, le gars qui accepte, est une pute institutionnelle. La plupart des artistezés sont ou ambitionnent d'être des bons clients. Dans la lutte pour la culture, on ne peut pas compter sur eux.

On vous parle. L'ordre règne. Le nouvel ordre social : une sorte de téléthon permanent légèrement épicé de fausses ruptures et provocs. Les artistes, engagés activement comme supplétifs, et qui marchent avec bonne humeur… Evidemment, ça se terminera par quelque jacquerie, un jour. Un 14 juillet. Le malheureux concierge de TF1 sera égorgé par des manifestants. L'élite s'offusquera d'une telle sauvagerie. Le Lay fuira à Coblence. Une ou deux présentatrices innocentes seront - injustement - guillotinées avec quelques bons clients. Je n'avais pas voulu ça et caetera, comme d'habitude.

- Jacques Bertin, une telle haine de la culture chez vous nous rappelle les heures les plus sombres de notre histoire…

- Ben tiens.


Jacques Bertin