n° 120
octobre 2007

 

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Adieu, la " filière musicale " !
(et sans regret !)

 

Dites donc, ça va mal dans la musique. Quoi ? Les gars se sont mis à jouer faux ? Sarkozy apprend la guitare ? Non, c'est que les ventes de CD ont encore baissé (18,7%) au premier semestre 2007. Bon, et alors ?

- Ben, c'est catastrophique pour l'avenir de la musique et de la Création ! - Ah, ben, mon Gégé, t'es bizarre. Ca fait trente ans qu'on nous rabache que l'avenir a toujours raison, que la technologie, que les goûts du public… Alors, moi, si la filière musicale (ils s'appellent ainsi) se désagrège, je déduis qu'elle est obsolète, voilà tout !

Mais rassure-toi, mon vieux, la musique a la peau dure. Ce qui va mourir, peut-être, c'est une certaine forme de musique bruyante, emmerdeuse, imposée, arrogante, cette filière musicale ! Cette immense chaîne d'usine où des millions de clients se vissent les oreilles en cadence à coups de clés à molette ; et le haut-parleur gueule : plus vite ! en rythme ! plus fort ! j'en vois un qui ne consomme pas assez ! Soudain, rien ne va plus. Les gens se débranchent les oreilles, n'en font qu'à leur tête. Ils n'ont véritablement aucun respect des règles du commerce ! Alors, la filière musicale se souvient de l'intérêt général (sans blague…). Le Président de la République confie une mission de lutte contre le téléchargement illégal au président de la FNAC. La même FNAC qui, il y a vingt-cinq ans, a éradiqué les disquaires, à la loyale, au nom de la modernité. Vachement légitime, tu vois… On demande un plan d'urgence à la Ministre de la culture. Ces gens-là ont naguère inventé la massification des comportements culturels ; ils ont pris en main les radios et les télés ; ils ont dépensé l'argent public pour construire des Zéniths par dizaines (et plus grand, monsieur le maire, le Zénith, sans quoi on vous accusera d'être contre les jeunes dans Libé. - Ah non, tout mais pas ça !) Voilà que leur invention foire comme un bête pneu de vélo qui se dégonfle. Tout ce qu'ils faisaient avec les armes amorales de la technologie, et avec l'arrogance du droit du commerce, le public s'en sert désormais avec l'arme amorale de la technologie et l'insouciance du droit à se foutre du commerce. L'état de fait est remplacé par l'état de fait, juste aussi amoral que l'autre, mais pas plus.

La filière musicale, je suis artiste depuis quarante ans et n'en fais pas partie (et je conteste au président de la FNAC le droit de parler en mon nom ; comme au président de la Sacem - où il n'y a pas d'élections libres ; et comme au président du syndicat de l'industrie phonographique d'intérêt général…). Mais moi qui ai eu bien du mal à vivre comme artiste avec mes petits doigts, ma voix sans réverb', mon absence d'investissements, de semi-remorques, de partage de droits d'édition et mes cinq jours de studio contre leurs cinq mois, eh bien je ne crains rien : si la filière musicale s'effondre, je sais qu'il y a des machines pour tirer les disques à 1000 exemplaires. Je sais qu'il y a une salle paroissiale de 150 places à Troufigné. Et je m'en tire, et m'en tirerai. Et l'art s'en tirera ; parce qu'il s'en tire toujours, andouilles à cravates ! C'est la loi de l'humanité. Il y aura toujours des artistes, mon président de la FNAC ; toi et tes amis, vous avez essayé de m'avoir ; et je suis toujours là. Et tu meurs avant moi.

La filière musicale crève. Ouf. Plus de musique d'ambiance imposée. Un accordéoniste aveugle au coin de la rue. Des chanteurs qui savent chanter en vrai. Les gens de radio faisant à nouveau de la radio, avec des goûts personnels (quoi ? minoritaires ? des sectaires ? quelle horreur !). Retour des petits disquaires spécialisés. Fini la rotation des stocks, les prix cassés, les attachées de presse galbées, les gominés surfant sur l'inéluctable. Par pitié, madame la Ministre, n'inventez pas un plan de sauvetage de la filière ! Laissez-la crever, s'il vous plait. Appliquez la vieille loi du laisser-faire, qui leur a si bien réussi pour arriver là où ils sont, c'est la loi de la vie, hein : le plus malin gagne et tout ça. C'est bien leur tour d'être des perdants, de tendre la sébile après avoir tendu le revolver au petit artiste et au petit disquaire, au petit directeur de salle et au petit amateur solitaire. Ne faites rien, madame.

Et ces milliers d'artistes à genoux, la corde au cou, à plat ventre, prêts à n'importe quoi pour se faire remarquer par la filière musicale, la vieille peau, la vieille conne : - Ah, prenez-moi, s'il vous plait, enculez-moi, j'accepterai tout ! Eh bien, ils se relèveront peut-être. Ne faites rien, madame.

Le respect du commerce ? Quand le commerce consiste à bousiller la culture par des comportements de Panzer (les exagérations démentielles du matraquage, le massacre du petit et du non-conforme, l'appropriation de l'espace public par les intérêts privés…), il doit être combattu.

- Mais c'est les Américains qui vont gagner ! - Et c'est aujourd'hui que vous vous en apercevez ? Allons, ne soyez pas étroitement chauvins et passéistes. Et dites, vous n'étiez pas naguère parmi ceux qui ridiculisèrent, tiens, au hasard, la loi Toubon pour la défense de la langue française ? Et qui en avez profité pour introduire la règle vicieuse des quotas de tubes français… Quand j'ai défendu la chanson poétique française, je ne vous ai pas rencontrés, il me semble !

Comme public, je suis aussi une victime de la filière. Je puis dresser une liste de plusieurs centaines de chefs d'œuvre de la chanson qui ne sont pas dans les bacs de la vieille peau, ni sur ses radios. (Mais ils sont dans les caves de ces salauds, ça oui, à pourrir, pour l'intérêt général…). Amis lecteurs, dites-vous bien que si la filière musicale avait toujours existé, vous ne connaîtriez aucun des artistes, poètes, écrivains, peintres que vous aimez aujourd'hui. Révoltez-vous, les gens !

La filière musicale, c'est le premier maillon de la chaîne de l'abrutissement médiatique. Ils ont été, ils sont, le fléau véritablement anticulturel, l'antihumanisme de notre époque. Votre travail, madame, au nom de l'intérêt général et de la culture, est de lutter contre eux. Et tous les directeurs d'institutions publiques que vous subventionnez devraient avoir à cœur de lutter contre ce fléau. Vous n'avez pas, madame, à partir au secours de la machine à décerveler. La seule question que j'accepte de discuter est celle-ci : comment limiter le droit qu'a le commerce de manipuler l'esprit des gens et plier les artistes ? Quand vous voulez.

Jacques Bertin