n° 123
janvier 2008

 

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Etre passé à Bartabas

 

L'affaire Bartabas. Décorative, spectaculaire, extravagante !

La voici en quelques mots, telle que rapportée par les journaux. Le 21 décembre, dans les locaux de la Drac d'Ile-de-France, à Paris, où il est "convoqué" (dit-il), Bartabas, animateur du cirque Zingaro, apprend de la bouche du Directeur régional des affaires culturelles que sa subvention ne connaîtra pas la "forte augmentation" (Le Figaro) annoncée. Alors il casse tout dans le bureau du Drac. D'où l'expression nouvelle : être passé à Bartabas. Il passera la nuit au poste, sur plainte du Drac…

Et me voici maintenant. Moi, qui commente. Je me présente (ça a son importance). Je suis un artiste non-subventionné (avec de l'ancienneté : quarante ans dans le statut) et je n'ai pas non plus la chance d'être, habituellement ni exceptionnellement, "convoqué" par le Drac. Je ne suis qu'un petit chanteur à la guitare ; j'ai depuis longtemps cessé d'espérer quelque reconnaissance que ce soit des pouvoirs publics. Je ne sais pas si tu vois, Bartabas : c'est la chanson poétique, avec tout ce que ce mot peut contenir de ringardise. Bon. Mais dans ce pays on subventionne le cirque. Tant mieux pour toi.

Bref, je suis humilié depuis des décennies, mais je ne bronche qu'in petto. Evidemment, je pourrais tout casser chez le concierge de ma Délégation cantonale à la sous-Culture, mais il ne me convoque jamais.

Toi, tu casses tout, là-haut. Bon. Mon Dieu, je peux comprendre. Un coup de sang… Et j'aurais peut-être signé la pétition qui aurait demandé pour toi l'indulgence du tribunal. Mais au lieu de faire profil bas ("Les gars, j'ai perdu mon sang-froid ; il ne voulait pas donner la papatte, alors j'ai vu rouge ; faut comprendre…"), sans aucunement nier les faits, tu t'exprimes dans une page entière du Nouvel Observateur, où tu "exiges des excuses" ! Et de la Ministre ! Avec cet argument insensé : "On m'a convoqué trois heures avant mon spectacle" Des goujats, hein, qui ne pensent même pas à te dérouler un tapis rouge, alors que tu t'appelles quand même Bartabas et que tu n'a-paxaafaire ! ("…l'empêchant de se rendre à son théâtre pour la représentation du soir", les ronds de cuir ne respectent pas le côté sacré de l'art…)

Et tu menaces de "renvoyer tes décorations" ! Parce que t'en as plusieurs, Babar ; et des grosses ! Et tu les énumères. Alors, je suis un grand homme, oui ou merde ? Ben, bouffe-les. Là, tu commences vraiment à me gonfler.

Résumons. D'abord, tu te conduis en voyou, c'est ton droit. Puis tu te conduis en privilégié - parce qu'on a osé te considérer comme un citoyen normal, alors que tu es une personnalité considérable (mes décorations, l'heure de mon lever de rideau qui m'autorisent à vous casser votre bureau de bureaucrate… Et ensuite tu profites de ta notoriété (une page dans l'Obs !) pour ré-insulter tes victimes ! Et tu joues les importants en montrant ta rosette.

Bref, tu nous a offert, Attila des moquettes, la négation de tout ce qui fait la République : respect des fonctionnaires et de la propriété commune, non-violence dans les rapports entre les citoyens, égalité de traitement entre tous.

Et un événement historique. Car tu inaugures une pratique nouvelle de la demande d'aide consistant à faire régner la terreur chez le subventionneur. Tu auras sans doute des disciples…

Mais je dois continuer à raconter ; il y a mieux encore et qui me navre davantage, car après tout ta chevauchée dans les antichambres pourrait m'amuser. Ce qui est plus terrible encore, c'est le silence des cultureux. Total, absolu. Pas une voix ne s'est élevée pour protester contre ta façon d'agir et ta violence. On peut casser la république, c'est pas grave : tous ces repus de la subvention ont continué leur chemin sans rien voir. On ne veut rien savoir. On était pas là.

Ce silence gêné doit être analysé. Est-ce parce que tu fais peur ? Evidemment, chacun se dit : s'il est capable de faire ça, il peut aussi me mettre sa main dans la gueule ; après tout, c'est un dompteur, ce mec, un physique ! Passons au large, ne nous en mêlons pas…

Mais non, je ne crois pas que personne craigne la vengeance de tes hordes et de voir son nez transformé en champs catalauniques, non. C'est autre chose : on présume que pour oser ça (le lieu du rezzou, la lettre dans l'Obs.), tu connais Untel, Untel et Untel. Et ça, ça fout les jetons. Attention à mes relations relationnelles. Donc, prudence. Personne n'a rien vu, rien entendu.

Ainsi est notre monde culturel, si gonflé au jabot de valeurs de l'esprit qu'on défendra jusqu'à la mort contre le fascisme, si peuplé d'authentiques rebelles et d'irréconciliables ennemis de toute médiocrité : personne ne mouffte. On casse le bureau du Drac en direct-live, sous nos yeux, on s'en vante dans le journal et personne ne réagit. Mais imaginez que, même sans rien casser, je fusse allé dans le même bureau crier "A mort les subventionnés!" ou "Vive Le Pen ! ", n'y aurait-il pas eu une immédiate et courroucée levée en masse des récipiendaires pour défendre ce lieu sacré et ses fonctionnaires héroïques ? Oui, bien sûr.

Allons ! Gageons qu'une négociation discrète entre l'ennemi public numéro Hun et le cabinet de la Ministre règlera tout ça. Du point de vue judiciaire, tu auras une peine de principe, dans quinze ans : une contravention pour stationnement illicite et un mois de peine d'intérêt général - avec sursis. Une nouvelle augmentation de tes subventions, forcément. Le journal a déjà annoncé que tout était dû à un malentendu et que tu aurais bien "la forte augmentation" qu'on t'avait promise.

Et puisque tu excipes de ta supériorité (les décorations, tout ça) pour justifier ton acte, je vais, moi, mettre en avant mon infériorité pour te demander de mettre une sourdine. Vois-tu, nous, les guitareux, les marginaux, et dans l'ensemble tous les petits qui avons tant de mal à être des artistes, nous n'aimons pas qu'on manque de respect à l'Etat ni à ces représentants à qui pourtant nous n'avons pas accès. C'est étrange, oui, je sais. En cela nous sommes bien du peuple ! Ce sentiment est notre façon de croire que la culture démocratique, que la République ont un sens. Et c'est notre façon de contribuer à la dignité de la fonction publique, que d'exiger qu'elle soit respectée. Nous voulons croire que c'est pas le plus grossier qui gagne. Sommes-nous bêtes !


Jacques Bertin