n° 127
juin 2008

 

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Languiste, pourquoi pas

 

Je n'ai jamais été languiste. Bon. Mais pourquoi vous confier cette confidence ? Parce c'est Jack Lang lui-même qui, aujourd'hui, me dit pourquoi : la phrase est à la page 122, dans la biographie de Laurent Martin, Jack Lang, une vie entre culture et politique (1).

Dans une lettre du 13 juin 1979 à François Mitterrand, Jack Lang, qui vient d'être nommé "délégué national à l'action culturelle" au Parti socialiste, se plaint de cette appellation qu'il trouve bien trop fade. Il écrit ceci : "L'expression Action culturelle est restrictive, rebutante et défraîchie. Elle met l'accent sur l'aspect animation au détriment de l'aspect création. La culture, l'art, l'invention meurent de l'action culturelle ainsi conçue. (…) Pourrait-on appeler notre délégation : Délégation à la culture et à la création ?"

Mais bien sûr, cher ami. Et il obtint gain de cause.

Puis il fut ministre ; et tout cet enthousiasme, cette vitalité, toute cette création, cette festivité festive… Un ministre vraiment emphase avec son temps. L'action culturelle ? La rebutante et la défraîchie ? Dans un autre livre (2), Catherine Tasca, ancien Ministre, se montre lucide et indique pourquoi, de son point de vue, "l'histoire des maisons de la culture a été suspendue, voire interrompue. Il y a eu un véritable éloignement, une rupture par rapport à ce premier gisement lié au Mouvement de l'éducation populaire. Cette rupture, je la date des événements de mai 68. Il y a eu par la suite un grand débat entre les tenants de la création et les tenants de l'action culturelle alors que ces deux termes constituent le sens profond de la politique des maisons de la culture. (…) Cela s'est traduit au milieu des années 70 et même encore au début des années 80 par une défiance à l'égard des démarches de l'action culturelle. Cette séparation a éloigné une partie des maisons de la culture de leur ambition initiale. Il n'y avait dans la démarche d'André Malraux et de ceux qui l'ont accompagné aucun élitisme. Il y avait au contraire la foi dans la possibilité de lier l'aventure artistique d'un pays, le parcours des créateurs à l'ambition démocratique. A partir des années 70, il y a eu une forme de désillusion, de renoncement, même partiel, au deuxième volet de cette ambition."

Elle ne met pas la responsabilité sur Jack Lang, non. Mais elle ne signale pas, et pour cause, qu'il soit jamais revenu sur la tendance. D'ailleurs dans la bio de Lang, un de ses collaborateurs d'alors, Dominique Wallon, dit ceci (p. 209) : "Jack Lang ne croyait pas du tout aux maisons de la culture, il avait horreur de ça, pour lui, c'était tout à fait rétrograde." Plus tard, elles furent nommées Scènes nationales. Ouf.

On avait en effet, au fil des ans, assisté au reflux de cette action culturelle, miteuse et ringarde. Et avec elle, l'affreux socio-cul et toute l'éducation populaire, jusqu'à son atonie actuelle, à comparer, par exemple, à l'extraordinaire ouverture vers l'art et la citoyenneté que fut le temps des MJC dans les décennies 60 et 70 !

Certes, je ne mettrai pas toute l'époque à la charge d'un ministre. Ni même des professionnels de la culture ou des artistes. Personne n'est responsable du désenchantement de notre société. Mais le fait est que, dans la lutte pour le sens, ces gens, toutes catégories réunies, ont été et sont très absents.

Ça n'exonère pas pour autant cette survalorisation excitée de la création, qui, elle, date en effet des débuts du languisme. La création comme étant bonne en soi. L'artiste comme étant bon par nature. Pour la seule raison qu'il crée, et indépendamment de tout ancrage dans la société, l'exigence de responsabilité étant prise comme une injure faite à son inspiration. On est dans le sacré, oui. Où officient des prêtres sans religion. Ici, je veux rappeler le livre de Robert Abirached (3), ancien Directeur du Théâtre de Jack Lang, sur le théâtre public ("fatigué") et l'entretien donné par lui au Monde le 6 septembre 2005, qui résume ce livre en forme de cri. Tout y est. Je ne ferai ici que lui prendre ses mots, guère languistes...

Ses mots sur la dérive du système, le "désenchantement", la "dissolution des utopies fondatrices". Mais aussi : le narcissisme des créateurs, le "dogme" du pouvoir au Créateur, "la poursuite de l'innovation à tout prix qui produit l'événement" ; "le manque d'avis motivé des tutelles" (c'est-à-dire que les tutelles doivent aider mais sans commentaires ; ah, il ferait bon que ces bureaucrates nous jugent !) ; "la transgression formatée qui devient elle aussi une norme". Etc.

Et enfin : "Si on laisse tomber le rôle civique du théâtre, le théâtre public n'a plus de vraie justification. Il faut dans ce cas trouver ce qui, aujourd'hui, peut prendre le relais du rôle civique que le théâtre public a joué en France pendant quarante ans."

De cette fatigue du système, la rupture avec l'action culturelle est une des raisons principales.

Ca, c'est pour le théâtre. On pourrait mêmement parler des arts plastiques… Là encore, survalorisation du créateur, refus outragé des artistes d'avoir à se justifier, mépris sans cesse affirmé du public…

Est-ce que je voudrais fliquer les artistes ? Non, bien sûr. Ni même les obliger à être responsables. Mais la naissance d'un public par l'action culturelle est - était - une méthode pour faire émerger une voix interpellant les narcisses.

Bien sûr, on ne saurait mettre toute la crise de notre société (le "manque de sens" et l'angoisse, désormais) sur le dos des Créateurs et l'absence d'action culturelle. Mais il est notable que les milieux de l'art ont été les premiers à déserter le combat.

Partout, ça manque d'idéal, c'est irresponsable et arrogant, ça injurie l'humain, c'est manipulateur, c'est calculateur. On n'entend que des "Moi-je !", "Moi-je !" qui réclament et exigent. Et à mesure qu'on s'enfonce dans le rien "libéral" et la crise morale, la culture y apporte sa contribution…

Je n'ai jamais été languiste... Vous me direz que ça vous est égal… Bon. J'ai d'autres raisons, notez bien. Ce sera pour une autre fois.

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(1) et (2) Ces deux livres ont été signalés par Philippe Poirrier dans Policultures n°125, de mars-avril 2008. Jack Lang, une vie entre culture et politique, Laurent Martin, éd. Complexe) et Gaëtan Picon, de l'aventure littéraire à l'action culturelle, Guy Martinière, éd. Les Indes savantes. La citation de Catherine Tasca est à la page 94.

(3) Le théâtre et le Prince, un système fatigué - 1993-2004, Actes sud 2005.


Jacques Bertin