n° 128
juillet 2008

 

Cet article a aussi été publié dans Le Devoir (édition du mercredi 16 juillet 2008) sous le titre "Lettre de France - Merci, Québec!"

 

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Merci, Québec !

 

Il n'est pas souvent donné d'écrire un article pour remercier des amis proches. Je le fais aujourd'hui - avec quel plaisir ! - pour saluer Québec. Québec, la ville, qui fête son quatrième centenaire. Québec le pays, qui en même temps fête sa survie de toujours. Merci Québec. Merci d'exister. Merci de nous donner des leçons d'âme.

Ici, en France, cet anniversaire fait peu de bruit - mais le Québec n'a jamais intéressé nos élites, culturelles ou politiques. Du 400ème anniversaire, on parle à peu près comme d'un "événement culturel", une espèce de festival parmi d'autres, sur la liste… Or il ne s'agit pas de ça du tout. Pas du tout.

Il s'agit d'une des aventures les plus extraordinaires de l'histoire. Le 3 juillet 1608 Champlain, avec 28 hommes, fonde Québec, un poste pour rencontrer les Indiens et commercer les fourrures. 17 fondateurs mourront le premier hiver.

L'endroit est désert : les Iroquoïens qui avaient accueilli Cartier en 1534 ont, énigme encore aujourd'hui sans solution, totalement disparu du Saint-Laurent.

Ne parlons pas du bulldozer de la colonisation : cinquante ans après, il n'y aura que 747 habitants à Québec… Mais vous pouvez parler oui de la colonisation : le courage, la solitude, la misère…

Puis, en 1642, voici la suite, aussi rocambolesque : une aventure mystique, Montréal, fondée par une cinquantaine de candidats à la sainteté et au martyre. Pas des commerçants, non ! Ni des militaires ! Des excités de l'âme ! Cernés quotidiennement par les Iroquois qui montent de 500 km au sud pour les étriper. (Aujourd'hui, l'agglomération de Montréal fait quatre millions d'habitants).

Après ça, les coureurs de bois et les curés fous découvrent le continent. La Nouvelle-Orléans, Detroit, Saint-Louis, Sault-Sainte-Marie, Bâton-rouge, la toponymie de l'Amérique du Nord compte des milliers de noms français. Sous le nom de Louisiane, un immense territoire, qui va des Grands Lacs au Golfe du Mexique et des Appalaches aux Rocheuses, est français. En 1762, Louis XV le donne aux Espagnols. Ceux-ci l'offrent à Napoléon en 1800, en échange de la Toscane. Ne sachant qu'en faire, ce con décide simplement de le vendre (1803) aux Etats-Unis. Un chef d'Etat raisonnable ne lutte pas contre les moustiques…

Lesquels ne font pas peur aux colons, qui avancent toujours, sur les bords du Saint-Laurent. Mais la France est vaincue par les Anglais en 1759. Et Québec est en ruines.

Est-ce la fin de l'extraordinaire aventure ? Pas du tout ; elle commence. L'Eglise catholique va faire respecter le nouveau pouvoir tandis que lui va autoriser la langue et la religion des Canadiens. Ce marché, hautement politique, fonctionnera jusqu'au milieu du XXème siècle.

Et particulièrement en 1775, quand les Insurgents révoltés contre l'Angleterre envahissent la Province en s'imaginant être reçus en libérateurs. Les habitants ne bougent pas… Mais Québec est détruite une fois encore.

Puis au XIXème siècle, la Province est enfouie sous les anglophones. D'abord les Loyalistes refusant la nouvelle république américaine, qui montent du sud. Les immigrants Irlandais, ensuite, par centaines de milliers. Québec et Montréal sont alors deux villes anglophones. Le peuple canadien français est maintenant un peuple exploité, dans les chantiers navals de Québec, les chantiers de bûcherons, les usines de Montréal. La misère pousse les Canadiens français aux Etats-Unis - près d'un million ! Mais sur les bords du Saint-Laurent, la langue, l'identité résistent.

On croit encore que l'extraordinaire aventure va s'arrêter là ? Non. Elle commence à nouveau en 1960. En dix ans, ce canton retardé devient l'une des nations les plus avancées du monde. Cette "Révolution tranquille" devrait nous faire baver, nous Français ! Car tandis que notre mai 68 n'est qu'une révolution imaginaire, médiatique, bavasseuse et prétentieuse, celle-ci est réelle ! Bah, que les Québécois veuillent se libérer du colonialisme anglais indiffère les gauchos français. Va comprendre…

Reste la souveraineté, toujours à faire. Ah, ils en ont vécu des baise-couillons ! L'Acte constitutionnel de 1791 (division du Canada en deux, pour permettre aux Loyalistes ultraminoritaires d'avoir leur Province à eux). L'Acte d'union de 1840 (qui réunifie le Canada afin de rendre les francophones minoritaires à l'Assemblée législative - interdiction du français dans l'administration, tout de même…). Puis encore l'Acte de l'Amérique du Nord britannique (1867) ou : comment le Québec est le ciment du nouveau Canada indépendant…

Et enfin la Constitution imposée par Trudeau, en 1981. Toujours pas ratifiée par le Québec.

Aujourd'hui, le problème de la souveraineté est entier, qui sépare les fédéralistes ("Notre appartenance au Canada est notre meilleure sauvegarde en tant que nation") et les "séparatistes". Ce n'est pas à nous, pas à moi, d'en décider. Mais comme de ce côté-ci de l'eau je n'entends parler que de mort de l'Etat et de fin des nations, de cynisme, de l'économie comme idéal indépassable, eh bien, j'ai un grand plaisir à saluer ceux qui nous ont écrit, depuis 400 ans, sans jamais lâcher, une si extraordinaire histoire. D'autant plus que cette histoire est une histoire de pauvres ; et c'est pour cela que je l'aime !

Un peuple qui se pense comme un peuple. Un peuple qui a vaincu toutes les si fameuses inéluctables logiques historiques. Un peuple de colonisés (blancs, oui, mais colonisés) qui s'opposent depuis deux siècles victorieusement à l'obligation de parler anglais, ce que nous sommes bien incapables de faire, nous, Français, qui ne sommes attaqués que depuis deux décennies ; des pauvres qui ont servi de piétaille au pognon anglo-américain ; des colonisés qui se libèrent sans violence…

Et il y a aussi la devise qu'ils ont choisie, superbe : Je me souviens, une provocation, n'est-ce pas, pour tous les gagneurs sans âme et les crétins aveniristes. Elle est superbe parce qu'elle introduit le sentiment dans le sentiment national, la longue durée dans les grenouillages du moment, la fidélité dans la politique, le passé dans l'avenir.

Oui, il est agréable de rendre hommage à cette ville et à ce peuple. A ce pays qui en est un à force de ne l'être pas. Il est aujourd'hui plus vivant que jamais. Quelle histoire ! Quel exemple ! Oui, merci Québec !

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Cet article a aussi été publié dans Le Devoir (édition du mercredi 16 juillet 2008) sous le titre "Lettre de France - Merci, Québec!"


Jacques Bertin