n° 131
janvier 2009

 

 

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Crises et sursautements

 

La crise financière encourage mon esprit spéculatif. Et la nouvelle du suicide d'un spéculateur, à New-York, qui aurait dû me faire pleurer, m'a fait rire, je l'avoue. Je me suis dit : tiens, le bon vieux temps revient, avec de nouveaux sujets de films à la pelle… Vive la crise ! Mon cynisme m'effraie parfois.

Puis, tout de suite après, j'ai pensé que, cette crise entraînant la baisse des budgets publics, nous échapperons à quelques milliers de ronds-points, dans nos campagnes françaises. Et les décorations artistiques y afférentes. Allons, tout ne va pas si mal ! Vive la crise.

Mais parlons de culture. Je lis dans un journal une pauvre solitaire annonce perdue : Le 3 février 1959 : fondation du Ministère de la Culture. Festivités ? Colloques ? Soirées spéciales à la télévision ?

Tout le monde s'en fout, non ? Moi, j'aurais bien vu des rencontres nationales (des centaines de milliers de participants, professionnels, amateurs, citoyens de toutes catégories) sur le thème : Vive la culture !

Mais rien - sauf erreur. La discrétion entourant cet anniversaire est déjà un message. Mais alors ? Mais pourquoi ? Y aurait-il une crise de la culture, en France ?

Oh, oui, il y a une crise, une crise de la société, que les essayistes admettent depuis quelques années, la crise "du sens", la crise d'une société bouffée par l'individualisme, au point de ne plus pouvoir produire, au-delà de la lueur des codes - 25 mètres - le moindre sentiment commun d'humanité, le moindre idéal (et c'est pour ça, qu'on a tous le sentiment qu'on "va dans le mur"). Bon. Cette crise-là, la crise de la société, a-t-elle un écho, un retentissement dans la culture ? La culture en est-elle l'expression ? Joue-t-elle son rôle ? D'après mon oscillomètre, la réponse est : non.

C'est donc qu'il y a une crise culturelle.

Bien entendu, je ne veux pas parler ici de la baisse des subventions, ni de la politique de madame Albanel, ni de l'Intermittence, non, mais de la crise des idéaux, de l'humanisme, de la croyance, du rapport entre le personnel et le collectif, de la citoyenneté, de la société à construire, de ce qu'on fait là tous ensemble et caetera. Cette crise, est-ce qu'elle se retrouve dans le monde culturel ? Non, n'est-ce pas. Et c'est en cela qu'il y a crise. Et grave, parce qu'apparemment, selon moi, la crise, c'est que personne ne parle d'une crise culturelle.

Regardons-la, la culture d'aujourd'hui, en France : une déferlante d'individus géniaux, disparates comme des bibelots dans la vitrine d'un bazar, égoïstes, chicaneurs (ma rupture, ma subvention, mon talent…), acharnés à plaire (et en vitesse !), réprouvant l'idéal, cette vieillerie, détestant le désintéressement, cette candeur, l'humanisme, cette idéologie ringarde. L'émancipation individuelle et collective par la culture ? Tu divagues ?

Tenez, le Syndeac (Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles) publie (Le Monde du 24 décembre) sur une demi-page un encart publicitaire dans lequel il déclare urgent un "plan de relance pour l'art et la culture en France !" Le style et les arguments de ce texte sont nets : on vient se placer sur le terrain de l'économie et de la défense de l'emploi, bref, dans un économisme qu'on semble trouver très astucieux. Mais le texte est pathétique dans son manque (voulu ?) de référence à des valeurs. A peine si, dans un coin, vers la fin, on fait une allusion à la volonté gouvernementale de déstructurer des réseaux qui "font résistance à la culture de divertissement des masses et aux idéologies du libéralisme." Tiens, qu'est-ce que ça vient faire là ? Quand je regarde les cultureux, d'habitude, je ne sens pas tellement ça, moi, dites donc, la résistance… Mais surtout, si la culture était vraiment dynamique sur le terrain des idées, la lutte pour l'idéal, sur la ferveur et la croyance, le gouvernement n'oserait peut-être pas s'y attaquer.

Le message du Syndeac, le voici, si l'on comprend bien : nous ne voulons pas porter la culture au peuple, aider à former des citoyens, changer le monde ; nous voulons seulement défendre l'emploi dans la culture - comme dans l'automobile… J'appelle ça une crise. Morale.

Allons ! Oublions la culture ; retournons dans la vie. A la poste. A la poste, sur le guichet, qu'est-ce que je vois ? Un CD. Un disque de merdes sonores : les meilleurs hits, ou quelque chose comme ça. Stupeur. La postière : - C'est en vente.

En vente ? Un disque de tubes merdiques ? A la Poste ? La Poste vend de la variétoche, maintenant ? Ouais.

Ce n'est pas pour le service du public, évidemment ! Le public regarde ça avec indifférence (il ne voit pas le rapport - le rapport avec le courrier). Et je suis certain que la direction de la Poste n'a que faire de la promotion de cette musique-là ; les ventes seront nulles, ça saute aux yeux. Non, c'est pour qu'on - vous, moi, on - s'habitue à trouver n'importe quoi, à la Poste. C'est pour que l'ancienne rigueur du service public soit peu à peu comme rongée par la connerie, le clinquant, le n'importe quoi. Pour que, la merde s'étant imposée dans le décor, nous acceptions enfin - connard de public qui se croit encore citoyen ! - de vivre dans ce monde nouveau, qui n'est plus, soyez de votre temps, qu'un supermarché généralisé. Pour qu'enfin, s'efface le P majuscule de "La Poste", que nous traînons depuis des siècles, avec des vélos aux pneus en ciment, des mobylettes essoufflées dans les côtes, des 2CV Citroën enlisées dans les chemins creux. Bref, que l'archaïque et ringard service public crève enfin, mais que ça se passe dans l'indifférence générale. On y vend aussi des savonnettes. Et des cartes postales laides, selon le même principe, la laideur est voulue, elle fait partie du plan. Des vicieux. Des sales types.

Bon. Restons dans la crise de fureur. Voici une importante déclaration : je ne crois pas du tout au déficit de la Sécurité sociale. Voilà pourquoi. La dernière fois que je me suis présenté pour un examen à l'hôpital public, j'ai du attendre vingt minutes dans une salle d'attente où on m'a imposé une dose de chansons hurleuses sorties d'une radio du même tonneau - ceci pour une raison inconnue de moi, médicale, j'imagine : l'angoisse habituelle du patient, probablement, que ces âneries tranquillisent… Les droits d'auteurs et d'éditeurs sont payés par la sécu ! La bonne gestion des fonds publics, tout ça… Pas de crise financière dans la Santé publique ! Connards.



Jacques Bertin