n° 133
mars 2009

 

 

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Le droit d'être con

 

"Comment peut-on reprocher à un président de la République d'avoir une Rolex ? Enfin ! Tout le monde a une Rolex ! Si, à cinquante ans, on n'a pas une Rolex, c'est qu'on a raté sa vie."

Qui s'exprime ici ? Quel provocateur ou quel imbécile ? C'est le publicitaire Jacques Séguéla, le 13 février, dans une interview, à propos du Président Sarkozy. Ayant visionné cette séquence, je puis confirmer le sérieux de l'auteur : aucun humour dans le ton ni sur le visage, aucune distance. Et on n'a pas non plus l'impression qu'il lance une provocation. Non. C'est tout bête : si, à cinquante ans, on n'a pas une Rolex, c'est bien qu'on a raté sa vie.

Ce qui est très ennuyeux, c'est que ce monsieur est du groupe qui nous parle quotidiennement, qui nous abîme les oreilles et les yeux pour que nous achetions telle cravate ou que nous votions pour tel politicien. C'est un grand féodal de la parole, cet homme-là, un "prescripteur" culturel, qui parle beaucoup et souvent. Avec des idées. Dont celle-ci.

Vous m'opposerez qu'il était bien tôt le matin, ce matin-là, lorsque monsieur Séguéla a boutonné son veston Machin pour aller sur ses godasses Untel tenir ses propos de euh Séguéla, à la radio. Il était bien tôt et, à cette heure-là, on n'a pas forcément les idées nettes. Il a reconnu sa faute, d'ailleurs, plus tard. Parce qu'on peut avoir réussi sa vie et n'émerger que lentement… A cette heure-là, toutes les défenses de Jacques Séguéla n'étaient pas encore activées ; son inconscient glafougnait encore…

D'accord, mais je vous répondrai que la règle de la pub, règle grâce à laquelle Séguéla est parvenu à parvenir, justement, c'est qu'on vous l'impose en toute heure et en tout lieu sans vous demander la permission. Donc moi, quand j'entends une ânerie de publicitaire, je ne regarde pas l'heure qu'il est.

Vous me direz aussi qu'il n'y a, au fond, dans ce cri, que l'hymne éternel du bourgeois à l'Argent. Tu sais bien qu'ils ne veulent pas seulement le pognon, le pouvoir, les honneurs ! Ils veulent la légitimité. Et il y a donc de temps en temps un moment d'inattention qui les trahit. Rien de nouveau. Ouais.

Je vais maintenant faire à mes lecteurs une confidence. Séguéla ayant parlé de sa montre, j'ai mis ma main dans ma poche et j'en ai sorti la mienne. C'est un cadeau de feu mon oncle Georges, militant syndicaliste. Peu de temps avant sa mort, il m'avait offert sa LIP, achetée dans le feu de "l'affaire", en 1973 (Les Lip - soit dit pour Jacques Séguéla et ses amis à Rolex - les Lip, c'étaient des ouvriers, chrétiens, pour la plupart, et provinciaux, en plus de ça, qui avaient transporté la France populaire, au milieu des années 70. Des ringards.) Cette montre, je la porte toujours avec moi ; comme Séguégué sa Rolex : un insigne, une appartenance, une fierté. On a chacun son talisman…

Evidemment, le peuple, pour qui réussir sa vie c'est tout autre chose que d'avoir une Rolex, pourrait se sentir insulté et exiger des excuses solennelles. Mais il ne bouge pas. D'abord, se faire éclabousser par la bourgeoisie, c'est une vieille habitude, vous me l'avez dit ci-dessus, on ne va pas en faire un fromage. Ensuite, voyez-vous, ces dérapages en forme de boursouflures vaniteuses sont utiles, mais oui, et c'est pour cela que je veux être avec toi, cher Jacques, du dernier mansuète : surtout, ne change rien, surtout continue ! Tu mets des points géodésiques dans le paysage, des amers dans notre navigation. Tu es aussi nécessaire, avec tes âneries, que les prophètes et les savants car tu nous montres que les andouilles existent, que leur grossièreté ne peut être éradiquée - et qu'il nous faut vivre avec. Tu es quasiment métaphysique.

Le bourgeois d'aujourd'hui possède une Rolex, une ou deux maisons trop grandes, une voiture trop rapide et je ne sais plus quelle marque de chaussettes très importante. Chaque soir, il épingle sa légion d'honneur sur son pyjama avant de se coucher. Il est amateur d'art, forcément, et il vient d'acheter l'authentique chapeau de Napoléon à la vente Saint-Laurent-Bergé. Certes, il a entendu dire qu'on ne pouvait servir Dieu et Mamon, mais il trouve que Dieu n'a jamais rien compris à l'Economie et que le Christ, dans son mépris de la Réussite, est à la limite du populisme. Bon. De temps en temps, le bourgeois énonce posément une énormité justifiant sa vie, tout ça, le pognon, la soirée chez les Sarclozi, la télé à double piston. Les perles verbales tombant de là-haut sont tellement belles, nous nous précipitons dessus en riant. Elles nous permettent aussi de faire l'éducation de nos enfants : tu vois, mon petit et caetera

C'est pourquoi je me battrai pour que tu puisses continuer, Jacques. Le droit d'être con, on devrait l'inscrire dans la Constitution. Ta bêtise est de l'ordre de la militance. Et donc, à la prochaine (ânerie).


Allons, c'est pour faire diversion que je vous ai raconté tout ça ! Car ces jours-ci, en effet, il n'y a pas d'actualité culturelle. Surtout pas le cinquantenaire du ministère de la culture - dont tout le monde se désintéresse ! Ce qui fait qu'il faut bien parler d'autre chose.

Le ministère existe, pourtant : un ensemble de services, de textes, de mécanismes… Des fonctionnaires de qualité, des budgets, des actions… Malheureusement, ce qui n'existe plus, c'est l'idée d'un ministère, c'est-à-dire la volonté commune des citoyens (nous autres) d'aller quelque part ensemble, d'y croire. Si en effet on enlève les missions régaliennes de la machine (patrimoine etc.), que reste-t-il ? Les besoins individuels des artistes, leur "désir", à encourager. Mais être le ministère des Artistes, de la Création, ça ne fait pas une grande cause nationale ! Le problème, hélas, est historique : nous faisons tous, en pédalant, fonctionner une société à laquelle personne ne croit, puisque l'absence d'âme (il faut ne croire à rien, on a juste à être efficient et chercher à gagner de l'argent…), l'absence d'âme est son âme même. Apparemment, les Artistes ne pensent pas qu'il y a à fonder une société, un élan, un sens, une foi. Moi-je ! est leur cri de ralliement : mon talent, la reconnaissance qu'on me doit !

Fut un temps - pas lointain - où des tas de citoyens étaient mobilisés pour la culture. Aujourd'hui, la mobilisation ne dépasse pas les "professionnels". Le pays semble ne plus croire que la culture est un moyen d'émancipation individuelle et collective, et qu'il pourrait être bien de vouloir aller ensemble quelque part… Le libéralisme a gagné. Fin du ministère. Retour des arts.



Jacques Bertin