n° 135
avril 2009

 

 

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Je préfère le fouet

 

Je n'ai plus, hélas, mesdames et messieurs, chers lecteurs, de courage. Prendre ma plume encore une fois ? Avoir une opinion, une autre, puis une autre encore ? Trop fatigué. Fatigué d'une journée, un mois, une vie à lire dans les journaux ce que je dois faire, ne pas faire, respecter, admirer… Je me dis que l'existence devait être bien douce quand, au siècle de Ramsès II, on portait de l'eau dans un panier en rotin jusqu'à une citerne à douze kilomètres ; et on était dispensé d'avoir une opinion sur Karl Lagerfeld ("Avec la crise, la haute couture doit devenir modeste !"), par exemple.

En effet, le péon du médié, dans ce temps-là, sous la schlague du garde-chiourme, n'entendait que : "Avance !" Tandis que notre époque est beaucoup plus cruelle que ça : il faut aussi trouver qu'Andy Warhol est vachement intéressant. Et on nous pose des problèmes insolubles ! Ce rappeur, par exemple, qui veut passer sa gonzesse à la moulinette (puisqu'elle l'a trompé, il va lui faire un tas de saloperies - il en dresse une liste exhaustive ; c'est très mal ; et ce n'est pas Baudelaire), doit-il retirer son texte ? La ministre de la culture, qui est habituellement préposée à la défense de la transgression par l'art ("L'art, c'est la transgression", proclamait Villepin quand il était Premier ministre, vous vous souvenez), a été "révoltée" par cette "apologie sordide de la brutalité envers les femmes, d'une cruauté inouïe". Elle a déclaré : "La liberté d'expression s'arrête où commencent l'incitation à la violence et la manifestation de la haine la plus nauséabonde". Je m'en fous, notez bien, mais la haine nauséabonde, il y a ça dans quelle loi ? Elle en appelle au "sens des responsabilités des dirigeants des chaînes de télévision" et ça, ça me fait rire car moi, je trouve depuis longtemps que TF1 est un ennemi de l'humanité et qu'il faudrait des manifs' en boucle autour de leurs bureaux pour lutter contre eux. Passons. Dois-je choisir la liberté de l'artiste ou le sens des responsabilités ? Ou, arguant d'une certaine lassitude, vais-je préférer Ramsès II ? En gros, la ministre dit : il y a des limites à la transgression : du caca dans les bouteilles avec l'argent public, oui mais des propos manifestant une haine nauséabonde, non. Je choisis le fouet. Pi après, tiens, un bon petit somme.

Résumons. La transgression, c'est que pour les artplasteux et les théâtreux - Jan Fabre, quand les portes du théâtre subventionné sont fermées bien à clés et que le peuple peut pas y venir. Mais si c'est de la variétoche, alors là, faut surveiller votre langage ! Le con de rappeur, il croyait qu'en art il n'y avait aucun interdit ! Pauvre niais. Ah, on est plus à l'époque bénie de la lutte contre la censure ringarde. Dans ce temps-là, elle vous tombait dessus d'en haut et aussi sec une foule d'intellos outrés descendait dans la rue de l'Odéon avec de la bonne conscience comme de la mousse à raser dans les oreilles et les trous de nez ; et le ministre était ridicule. Mais c'était pas de la variété, qu'on censurait, d'accord… Moins dangereux, quoi.

Là où ça se complique, pauvres amis, c'est que les Belges s'en mêlent, dans ma pauvre tête post-moderne. Certains Belges ont crié : "Les Wallons, c'est du caca !" dans une enceinte sportive (c'est ainsi qu'on appelle désormais ces temples qui abîment la belle idée de sport). Ces propos étaient-ils "à caractère ludique, taquins, légèrement moqueur" ou étaient-ils "blessants et injurieux" ? La question me ratatine le cerveau. …Ah, je préférais les coups de fouet sous Ramsès.

Tout se complique encore si je lis dans un journal que tel grossium du show-biz, qui s'est installé hors de son pays pour payer moins d'impôts, a été, déclare-t-il, "blessé" par les accusations "d'hypocrisie par rapport à mon travail d'activiste" contre la pauvreté. Si je comprends bien, d'un côté il appelle le peuple à donner à la quête et de l'autre il se tire au paradis fiscal. Qu'est-ce que j'en pense ? Mais rien ! Parce que si je vous dis ce que je pense d'une vedette du show-biz en général, vous allez porter plainte contre moi pour manque de respect ! Donc, ma préférence : fouet sous Ramsès.

On vit une époque bizarre, non ? Faut transgresser, mais faut pas s'en prendre aux femmes, aux homos, aux juifs, aux arabes, aux blacks. Ni faire de la peine aux dames patronnesses du rock qui font le bien. Tenez, si je vous dis que je ne donne jamais au Téléthon parce que je trouve dégueulasse la prise en otage du public sur les écrans (idem le jour du Sidaction - et demain, c'est quoi ? la confession obligatoire ?), vous allez me traîner devant le grand manitou, n'est-ce pas ? (Eh, oh, une majuscule à Manitou, hein ; respecte les Indiens, salaud !)

Les seuls dont on a droit de se moquer, c'est les curés. Attention : les catholiques ! Seulement les curés catholiques. Et les bonnes sœurs, aussi. Sans ça, tous les autres, c'est procès, diffamation, déshonneur et traitage de salaud. Donc, tant qu'à faire, j'aime autant porter mon eau dans un panier en rotin, recevoir mes trois cents coups de fouet quotidiens, peinard, et aller me coucher le soir dans la paix du grand Mogol qui ne me demande pas d'avoir une opinion sur la transgression, l'art contemporain, le destroy protégé, et le respect de la femme, des juifs, des arabes, des homos et des blacks.

Et sur l'art ? Sur l'art, plus un mot. Houlala. Tout ce qu'il y a dans mon journal en rubrique Cultures, eh ben je tourne les pages avec une indifférence polie, en me cachant si je suis dans un endroit public, car je veux pas qu'on me soupçonne d'être un ennemi de la contemporanéité et tout ça, un nazi. Puis, discrètement, je le fous à la poubelle en me disant que Marcel Duchamp va passer par là et le ramasser pour en faire une œuvre avec les gars de Télérama. Quoi, "C'était pas une poubelle mais un pissotière" ? Et alors ? Bon, vas-y, les coups de fouet, vas-y.

Si vous saviez comme j'en ai marre, mes amis. Le problème du respect m'épuise. Et le plus terrible, c'est que la répression se fait au nom des drouadelommes ! Il faut respecter l'anti-art au nom de l'art, le dégueuli au nom de la nuance, la merde au nom de mon honnêteté intellectuelle et être pris pour un con au nom du respect dû à tous ces gens-là, les Elites, les Créateurs, les Experts, les Transgresseurs officiels et les Authentiques rebelles de mon cul.

- Eh, ho, une majuscule à Mon Cul. Un peu de respect, quand même !



Jacques Bertin