n° 136
mai 2009

 

 

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Mort aux tympans !

 

Une campagne se déploie ces jours-ci dans les médias pour tenter de nous faire gober je ne sais quel anniversaire du "yé-yé". "Papier-détente, coco : nos belles années, en avant !" …Dont il ressort que ça nous a marqué, vous et moi, que c'était important, que le yé-yé, c'était un signe des temps et cætera.

Pour ma part, j'ai toujours détesté le yé-yé, cet univers poisseux, son système de manipulation de la jeunesse par imposition de goûts calibrés à la louche. Rien de plus méprisable que de faire cocus les jeunes. Surtout quand on chante mal, et qu'on a rien à dire. Toujours détesté ses pompes (en skaï) et ses œuvrettes (la nullité bonasse). Mais, ça y est, je me mets déjà en colère...

Je lis quantité d'âneries navrantes. Comme quoi nous étions tous, dans ces temps-là, obsédés par le twist ; que tout ça était une forme - mais bénigne - de "poésie" ; et même de révolte ; que nous cherchions avec avidité du haschich dans les boîtes de nuit ; que sais-je encore ?

Bon. J'ai donc décidé de vous raconter comment j'ai vécu l'époque. Plus exactement : comment j'ai échappé au yé-yé.

Chez nous, quand j'étais gosse, nous n'avions qu'une radio, trônant dans la cuisine, un poste à lampes. Nous étions six enfants et la radio était forcément une activité collective. Sinon, il y avait le dehors, l'ailleurs. En 1960, j'avais 13 ans. Ma mère écoutait les émissions pour dames de l'après midi (Rendez-vous à cinq heures…) en faisant son repassage et, le soir, les émissions historiques, en faisant sa couture. Mon frère aîné écoutait les Informations. J'ai suivi sans comprendre toute la guerre d'Algérie sur Europe 1. Le dimanche, en fin d'après-midi, pour mon père, il y avait Sports et musique : Loys Van Lee et Georges Briquet. En poule B, Bègles avait encore battu La Voulte…

Le jeudi soir, il y avait Cousine Odette - pour les petits, vu que, famille nombreuse, il y avait à tenir compte "des petits".

Quant il y avait des yé-yé, c'était l'heure de tourner le bouton. Vers ses seize ans, mon frère aîné, ayant travaillé l'été chez l'oncle, put s'offrir un tourne-disque et trois disques : Colette Deréal - pour faire plaisir à ma mère ; Ray Charles, parce qu'il était jeune ; Charles Aznavour, qui faisait débat parce qu'il chantait mal. Et voilà tout.

Plus tard - j'étais en 1ère - ayant gagné quelques sous, à mon tour, je pus acheter quelques disques. Du classique. J'optai pour une série diffusée aux Nouvelles Galeries à un tarif populaire - de très bonnes interprétations : Nuits dans les jardins d'Espagne, La symphonie du Nouveau monde… Des variétés ? Non. Pas les moyens. Et pourquoi faire ? Nous chantions bien assez comme ça ! (J'apprenais la guitare). J'étais très engagé dans des mouvements de jeunesse. Autre chose à faire…

La télé ? Ce fut très tard dans notre famille. Je devais avoir oh, quinze ans. Mais la télé, je ne la regardais pas, vu que ma tendance était à fuir la maison ! J'écumais la banlieue avec ma bécane.

Alors, le yé-yé ? Cette merde proliférante nous était couinée par tous les côtés avec tant d'insistance qu'elle a toujours pour moi représenté l'Ordre ! Des quoi ? Des tubes ? C'est quoi ? Ah bon. Suis-je obligé ? Ben… Je me suis échappé. Et j'y ai échappé.

Puis je partis loin, pour y être étudiant. Une piaule, pas d'eau courante, pas de radio (avec quel argent ? Je payais mes études moi-même…). Pas d'électrophone, bien sûr ! Mon premier me serait offert par une amie, dix ans plus tard. Mais en 1964, rien à écouter, évidemment - et ça dura trois ans.

Les trois années d'études furent donc indemnes de l'épidémie de choucroute sonore. Et dans la période suivante, jeune adulte tentant mon aventure, j'avais bien autre chose en tête que leurs conneries. Je rôdais dans Paris avec une jeune fille belle comme un ange de Dieu. Toutes nos aventures étaient folles, j'avais bien d'autres chats à fouetter que d'écouter des "idoles" ! Déjà, j'avais découvert la poésie - ce qui plaçait Françoise Hardy assez loin de mes préoccupations…

Mon premier téléviseur ? En 1973, je crois : je vivais en couple et nous ne le regardions presque pas, préférant courir les rues, le soir, avec la jeunesse. Et pas les boîtes de nuit, évidemment, qui étaient pour nous le fond du fond de la ringardise !

Puis le rock. C'était encore beaucoup plus trop tard : je m'intéressais au chant, pas au bruit. A la révolte, pas à ses simulacres… A la vie, pas à fumer dans les cabinets.

C'est donc ainsi que j'ai échappé au show business. J'ai des tympans de jeune fille.

J'eus, encore plus tard (1974), une auto avec radio de bord ; mais j'avais déjà 28 ans, la mégère ne pouvait plus m'atteindre ! J'écoutais France-Musique, au long des longues routes confortables. Elle, je l'entendais couiner, dans les rues, dans les cafés. C'était vraiment la mère Macmiche, ridicule, pitoyable, pathétique ! Et le rock, quand je le croisais par hasard me faisait pouffer ; tant de rage à vouloir se décrocher les genoux… Pauvres mecs. Tympans, descendez au cercueil…

…Ainsi fut ma jeunesse. Ah, ils m'ont poursuivi partout, à travers ville et campagne : on t'aura, tu écouteras ça, tu vas t'identifier ! Ben non. Ils ne m'ont pas eu. J'étais pas là, par chance ! Trop pauvre, d'abord ! Trop ailleurs, ensuite - et toujours pauvre, d'ailleurs ! Certes, une fois ou l'autre, je le reconnais, j'ai exagéré dans la hargne et ainsi laissé passer une chanson valable en refusant de l'écouter. Mais je n'ai aucun remords. La mauvaise foi est notre seule arme. J'aime pas qu'on me force la main ; fallait pas commencer.

Tel est mon témoignage. La vie d'un adolescent puis d'un étudiant, dans les décennies 60 et 70. Comment la pauvreté me sauva de l'étreinte de la pieuvre. Je n'aurais jamais raconté tout ça si on n'avait pas tenté d'imposer, ces jours-ci et encore un coup pour les mêmes raisons minables, une supposée nostalgie, là où il n'y a que de la colère (le "mouvement yé-yé" - oui, vous avez bien lu ! Et sous la plume des meilleurs journalistes actuels ! Je vous jure !)

Nous avons le devoir, par respect pour notre jeunesse et pour celle d'aujourd'hui, de nous révolter contre ces médiocres qui tentent à nouveau de nous faire croire que le gnan-gnan et la gnognotte sont des valeurs. Et c'était donc juste un témoignage. Ça vaut que ce que ça vaut - mais certainement mieux que les âneries que je lis dans les journaux à ce sujet. Salut.




Jacques Bertin