n° 140
octobre 2009

 

 

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Une tornade

 

Sur l'affaire Mitterrand, la seule question est : le Ministre de la culture est-il digne de représenter la République ? Eh bien, vous ne connaîtrez pas ma réponse.

Car je vais plutôt parler ici d'un détail de cette affaire, un détail si énorme qu'évidemment aucun journaliste ne l'a remarqué. C'est la réaction de la grande bavarde, l'élite parleuse. Ce cri spontané, ce hurlement, cette clameur : il n'y a pas d'affaire Mitterrand !

Reprenons l'histoire. Madame Le Pen attaque. Le ministre répond. Benoît Hamon, du PS, commente et trouve qu'en effet, il y a de quoi s'interroger. Et là, une tempête se lève sur la France. Une tornade verbale, partie des arrondissements centraux de la capitale. Une tornade ? Que dis-je ! Un raz-de-marée ! Un tsunami ! C'est le Débarquement !

En gros : ce problème ne doit pas être posé ! Vos gueules, les puritains, les normatifs, les bornés, les salauds. Arrêtez la "chasse à l'homme" ! La "bassesse" des accusations m'est renvoyée dans les mâchoires, à moi, tandis que je n'avais pas eu le temps encore de me relever de mon rang de haricots pour voir dans le ciel venir l'orage. Vite, il faut rentrer la tête dans les épaules, se coiffer d'un sac et foncer à la maison. Se taire. Des fois que je serais un salaud. Paris parle. Le Centre parle. On file droit. Ce qui est formidable, dans l'affaire, c'est que la réponse a été si violente qu'elle a pulvérisé toute attaque - par anticipation. Pétrifiés, on était, tous !

Un tir de barrage ! Du gros, visant à vitrifier l'adversaire au sol, avant qu'il s'exprime. Ou plutôt, visant à faire de tout hocheur de tête un adversaire. C'est cela. Toute personne songeant à grogner: "Faut réfléchir…" étant illico placée parmi les assassins. Et, de fait, on a bien fermé nos gueules.

La Grande Bavarde n'a rien remarqué, je pense. Ils ont trop de bonne foi, leur violence est innocente. Il s'agissait, paraît-il, de prévenir un "lynchage". Nous savons désormais qu'en amont du "lynchage", il y a cette canonnade, dans lequel chacun doit entendre qu'il sera détruit, s'il moufte. Marchez droit, les gens!

Vous voudrez bien noter que je ne prends pas position sur l'affaire. Ma position, vous ne la connaîtrez pas. Je veux seulement vous signaler qu'il y a un nouveau problème, dans ce pays : la parole publique.

Une caste.

Une caste, dis-tu ? Une tribu ? Mais ils ne se connaissent même pas entre eux !

Non, sans doute, quoiqu'ils voisinent sans doute bien un peu dans les ascenseurs et les services de com' ; mais ils ont des choses en commun : leur origine sociale, de plus en plus, et le style qu'il faut avoir pour réussir. Appelons ça un système de valeurs et son mode d'emploi. Une façon de s'exprimer… Et le mépris du peuple, oui, bien sûr, devenu obligatoire. Il était étonnant, ces jours-ci, dans beaucoup de ces débats et ces articles, d'entendre le mot "populisme", lequel n'avait aucunement sa place ici et alors même, comiquement, que le peuple n'était pas invité à ouvrir la bouche, d'ailleurs… Ah, ce mot, "populisme", qui, désormais, indique l'affiliation tribale chic, comme la hure indiquait les Hurons.

Mais ils ne s'en rendent nullement compte ! Ils font ça naturellement, c'est une façon d'être, c'est une culture, c'est un rôle social, c'est la culture des plateaux, le prix à payer pour en être…

Mais faut dire aussi qu'on est entouré d'un pays de cons, t'avoueras : archaïques, réacs, racistes, homophobes, collabos, frileux, xénophobes, antisémites et antiarabes. En un mot : populistes. Un peuple populiste, oui, c'est ça.

Le peuple fait le dos rond. Il a l'habitude. La parole dominante, c'est comme les intempéries, faut faire avec. Si on le questionne, le peuple, on indiquera seulement son prénom ("Robert - de Trifouilly-sur-Saône"). Le mépris, toujours, est venu d'en haut. Aujourd'hui, il vient des journalistes, des penseurs, des Créateurs.

Mais quoi ? Tu les mets tous dans le même sac ? Ouais et c'est ce qui me navre. J'ouvre ma radio, ma télé, mes journaux, hélas, et je me dis : tiens, les v'la. Et c'est justement parce que je ressens ça, désormais, ce sentiment d'une bande qui cause à ma place et m'intime le silence, que je pense qu'il y a un problème nouveau dans ce pays.

Le hasard met sous mes yeux, presque au même moment, les résultats d'une enquête sur les pratiques culturelles des Français. Résultats piteux qui expriment l'échec des politiques culturelles menées depuis une trentaine d'années - et l'échec des professionnels. En gros, depuis les années 80, on a cessé de militer pour l'émancipation par la culture ("Action culturelle : un gros mot !" - entendu sur France-Culture ce samedi…) pour lui préférer "le soutien aux artistes et à la création". Festivals, festivités pointues, mon-style-perso, ce-que-j'ai-à-dire-au-monde, ma-révolte, haut-niveau etc. Tout le pouvoir, tout l'argent aux Créateurs ! Ah, on a bien laissé tomber les illusions (populistes ?) et cette espérance de l'union entre les classes populaires et les artistes et intellectuels. Le résultat est là.

Eh ben, tout le monde s'en fout. Aucun mea culpa, aucun manifeste, aucune pétition…

Certes, les cultureux ne sont pas les seuls responsables. Il n'y a plus de militants, c'est vrai, vu qu'il n'y a plus de société rêvée. On s'est faits à l'idée de l'injustice sociale et culturelle. Et d'ailleurs, il n'y a pas d'absolu du beau et du vrai, tu sais bien… C'est toute la société qui est "en recherche" de sens - comme on dit - c'est-à-dire qu'on ne cherche pas, vu qu'on a compris qu'il n'y a rien à trouver, on n'est pas naïf. Et puis, ne va pas parler d'un élan national vers la culture ! Dans national, il y a nation, hein, si tu voiss'quej'veux dire… Et caetera.

Oui, bien sûr. Et moi je vous suggère un proverbe bamileke : Quand le sage montre la lune, le professionnel de la culture se demande si on aide suffisamment la création, dans ce pays.

Un hasard ; deux sujets ; une seule chronique. D'un côté, l'échec d'une politique qui a oublié d'embarquer le peuple pour construire une société, qui a remplacé les militants par des ambitieux ; d'un autre côté, une tribu de notoires qui s'évasent. Sont-ce les mêmes ? Oui, de plus en plus : les cloisons sont poreuses entre la culture subventionnée, le show-business, les médias et la bourgeoisie. La Grande Bavarde a intégré les petits-enfants de Vilar. Ce qui fait qu'au moment même où ils devraient, au nom du peuple, interpeller le Ministre sur sa politique, ils sont occupés à tirer sur le peuple au nom du Ministre.



Jacques Bertin