n° 142
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Les idées de Le Pen: ça recommence
Ça recommence! Un journal du soir - que j'ai lu religieusement, pendant trente ans, puis qui fit mon navrement quotidien pendant dix ans, puis, la confiance étant perdue, que je ne lis plus maintenant que du bout des doigts, un journal du soir publie un sondage sur "l'adhésion des Français aux idées du FN". Ce "baromètre" fonctionne depuis vingt-cinq ans. Selon une astuce minable, qui fait d'une méthode un procédé, vous allez voir. Voilà une idée de Le Pen ; dites si vous êtes d'accord: Le Pen aime la pizza. Vous aussi? Vous êtes fait! Selon cette méthode scientifique, les Français trouvant qu'il y a trop d'immigrés en France ont "les idées de Le Pen" - ça ne se discute pas. Pourtant je ne suis pas loin de le penser, moi, et pourtant je suis un citoyen de gauche, n'ayant au grand jamais voté pour ce type! Je ne suis pas loin de le penser, vu que l'immigration crée des problèmes de tous genres, énormes et qui vont s'aggraver et qui devraient - auraient dû - depuis longtemps faire l'objet de politiques précises, ciblées, débattues, planifiées, quantifiées. Mais nous n'avons jamais pu seulement nommer ces problèmes! C'était mal, souvenez-vous: vouloir parler des problèmes de l'immigration, c'était déjà parler comme l'extrême-droite... Est-ce que "être pas loin" fait de moi un salaud lepéniste? Mais bien sûr! Le baromètre vous le dit: toute personne osant dire ou écrire des phrases comme celles que vous venez de lire partage les idées de Le Pen. Donc: méchant, malade, salaud, nazi etc. Suis-je un lepéniste? Non. Je suis un militant de gauche et je l'ai toujours été. Merde à la fin. De même, les sondés qui sont partisans du rétablissement de la peine de mort sont inscrits comme potes à Jean-Marie. Moi, je suis contre la peine de mort mais je me souviens que mon père m'avait dit un jour qu'il était plutôt pour. C'était un militant social, un homme droit, bon, honnête. C'est pourquoi je ne suis pas prêt de traiter de lepénistes et encore moins de salauds les gens qui autour de moi pensent mal. Par ailleurs, je n'ai pas oublié tous ces révolutionnaires, trots', maos, communistes qui m'ont bassiné depuis ma jeunesse, quand je leur opposais le coût habituel des révolutions en exécutions individuelles et collectives et autres pratiques de caves. "Il faut avoir le courage d'affronter l'histoire et les 500 000 morts nécessaires! Tu es un mou, un petit-bourgeois." me répondaient ces respectueux de la vie humaine. Ah, ils étaient pour la peine de mort, eux! Ils étaient des "révolutionnaires conséquents"! Ils avaient une vision scientifique de l'histoire! Je n'ai pas oublié... Autre idée lepéniste: On ne se sent plus vraiment chez soi en France. C'est assez con, comme idée, mais je me dis assez souvent ça, quand je subis les grands médias et leur suivisme naïf vis-à-vis de la culture américaine-du-nord. (Je pense en particulier à la chanson en anglais obligatoire sur les chaînes publiques de radio: un pensum, un calvaire!) Cela fait-il de moi un lepéniste? Et sur les 37% de sondés qui osent penser ça, y'en a pas un ou deux (%) qui le disent pour le gag, vous êtes sûrs (scientifiquement)? Enfin, et cerise sur la tarte à la crème: On ne défend pas assez les valeurs traditionnelles en France est une idée du FN. L'attachement au passé commun, à des "valeurs" (pas nommées dans l'article) fait de vous un citoyen d'extrême-droite... ...Puis vous ouvrez Arte et vous avez, à longueurs de journées des documentaires sur le respect des valeurs traditionnelles chez les Tchouvatches, les Etats-Uniens, les Mondogomores et les Arapèches et bref tous les pays et cultures du monde, qui est comme chacun sait peuplé d'amis de Le Pen... Bienheureux Jean-Marie... Le baromètre ne mentionne pas la question: Avez-vous le sentiment d'avoir une identité nationale? Ils n'ont pas osé. L'année prochaine, peut-être? J'ai toujours admiré Le Pen. Son talent de hâbleur. Sa façon de se jouer des journalistes, son culot dans l'affirmation de ce qu'il ne faut pas dire. Il est très fort et je crois lire dans ses yeux comme il jouit d'être le méchant. Je n'ai jamais cru au danger de Le Pen - lui non plus, bien sûr. Comment une certaine gauche bobo a fait mousser ce danger dans les années 90 n'a pas fini de m'ahurir. On venait de l'extrême-gauche et on n'en pouvait plus ; on avait jeté sa gourme, il fallait maintenant devenir raisonnable, faire des carrières. On opta pour cette posture "morale": un seul danger, Le Pen. Se faire pardonner d'avoir hier dit tant d'âneries d'extrême-gauche, se faire pardonner aujourd'hui un radical oubli du peuple (le français, qui est trop con). Trouver surtout une cause qui nous donnerait une nouvelle légitimité - ce furent l'antilepénisme et le sans-papierisme. Depuis, on ne fait plus de politique (l'art du possible, le choix du moindre mal) ; on fait les bons contre les méchants. C'est plus simple... Puis la suspicion sur tous ceux qui tentèrent, tentent ou tenteront de dire qu'il y a des problèmes et qu'il faut les nommer. La suspicion, cette ignominie ; je vais y revenir. Quand on eut le deuxième tour Chirac/Le Pen, je voulus d'abord m'abstenir, afin de montrer que je ne croyais nullement à toute cette choucroute, ce discours idiot sur la menace fasciste. Je ne serais pas allé voter pour Chirac, tant je trouvais comique la situation et les manifestants qui se battaient dans la rue contre un ectoplasme rigolard. Mais j'ai fini par y aller. Pourquoi? Pour rassurer mon fils, éduqué par moi dans le non-racisme et le respect de l'homme et des hommes, mais suréduqué par l'époque dans cette obsession anti-Le Pen. Il militait contre Le Pen - et si je ne croyais pas au danger, j'aimais qu'il fût un militant. Mon vote eut donc ce sens: non, ton père, malgré ce que t'expliquent Le Monde et Libé chaque matin, n'est pas un traître à sa jeunesse ; ne me jette pas ce regard soupçonneux ; il n'y a pas de fatalité du syndrome Doriot-Déat. Je demande qu'on me pardonne d'avoir ainsi voté pour raisons familiales. Mais à ceux qui avaient engagé une génération dans cette lutte fausse, je ne pardonnerai jamais - et surtout pas la suspicion, planant sur tous les adultes de ma génération. Une ignominie, j'ai dit. Tu m'entends, Plenel? Tu m'entends July? Bon. Ça continue et ça recommence. Ça suffit, maintenant. ÇA SUFFIT. T'en fais pas mon fiston, ton papa n'est toujours pas devenu nazi. Je t'embrasse.
Jacques Bertin
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