n° 144
avril 2010

 

 

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Jean Ferrat.
Sa France ? Quelle France ?

 

La mort de Jean Ferrat. Immédiatement, le sentiment de sentir le chagrin des gens, d'entendre sourdre la fidélité populaire. Fidélité très pure, pas du tout fabriquée, contrairement à cette campagne de com' autour de la maladie de Johnny, l'autre jour, ou pour Michael Jackson...

Puis soudain, mais avec un temps de retard, les journalistes, les commentateurs, mais comme s'ils avaient été poussés dans le dos par les gens. Les émissions spéciales, les longs papiers... Un peu de gêne, tout de même, sous les plumes, à rejoindre l'émoi du populo. Si méprisé ces temps-ci, le populo... La frousse de faire populiste... Je ne sais pas si vous avez senti le décalage...

Jean Ferrat. Ne parlons pas de Ferrat, penseur politique ; il était plutôt inégal. L'homme était intègre, ça ne fait aucun doute. L'artiste aussi était inégal, c'est bien normal (du très bon au plutôt moyen) : Ma môme était une grande réussite ; Epilogue, sur un vaste poème d'Aragon était formidable ; entre les deux, il y a eu tout, y compris pas mal de rimes pénibles... Mais l'homme se tient droit, dans notre regard.

Par ailleurs, le public avait pu constater, au fil des années, que Ferrat le chanteur n'avait pas tellement confiance dans le système de diffusion des variétés françaises. Appelons ça "Le Métier", ou le show business, ou l'industrie culturelle, pour faire politiquement correct. Il s'y était opposé de vive voix. C'est à son honneur. Ce qui faisait que le public savait que pour ce gars-là la dignité n'était pas un vain mot...

Quant à l'art de la chanson, Ferrat était l'homme d'une certaine forme : une chanson carrée, sans aspérité, datée 1960-70, où l'on sent le plaisir de chanter (le même qui a disparu depuis trente ans), où ça chante. Des mélodies, des notes tenues ; oui, le plaisir du chant. Pas d'innovations. Une forme standard, disons, mais pourquoi pas ? Rien de vulgaire ni de racoleur : l'expression de sentiments élevés. Et le plaisir de chanter.

Et, voilà maintenant l'essentiel : une chanson qui parle du peuple. Du peuple de France, je veux dire, celui qui est devenu un sujet tabou, celui dont il ne faut parler qu'avec des guillemets, qui sont les pincettes de l'époque. Je pense évidemment à cette chanson, Ma France, qui choisit son camp clairement, qui "ne l'envoie pas dire", qui ne prend pas les vessies pour des lanternes et les bourgeois pour des "libéraux". Et la rumeur dit : on est fier de venir de cette France, on remercie ce type d'avoir dit ça. On le remercie d'avoir parlé du monde du travail, où on ne confond pas "poser pour les magazines" et "travailler en usine". C'est là notre nation, aujourd'hui tellement haïe de nos élites parlantes, quasiment interdite, réduite aux "Régions" artificielles d'une "Europe" irréelle, et livrée ainsi, étant taboue, à Le Pen, toute ficelée dans son papier-cadeau puisque aucun autre parti politique n'en veut ! La rumeur, ce murmure de ferveur, exprime la critique radicale de vingt ans de politique dominante, de parole dominante, de négation du peuple français par la parole autorisée. Et du même coup, par contraste : l'évidence qu'il y a en effet une parole autorisée. Non plus celle de l'Etat ou du Pouvoir, comme dans le temps, mais celle d'une médiarchie qui bosse pour l'éternel monsieur Thiers.

Plusieurs journalistes ont voulu comparer cette émotion à celle qui a suivi la mort de Serge Gainsbourg. C'est ridicule. Ferrat est l'anti-Gainsbourg : ici le cynisme affirmé, la morbidité, le racolage démago, la provoc' faussement sulfureuse qui ne dérange personne ; là, la dignité, la prise de risque dans la proclamation de valeurs. Quant à moi je n'éprouve que mépris ici et là respect. Comme chacun, je sais faire la différence entre l'écœuré de soi et du monde, dégueulant sur la moquette du salon où la mode et sa veulerie l'ont conduit et le chanteur qui me parle du gars qui se lève le matin pour aller bosser et ne brûle pas les billets de mille, le type honnête qui tente de dégager de la vue devant sa fenêtre. La comparaison Gainsbourg-Ferrat est obscène, soit dit pour les plumistes.

Et je ne ferai qu'une allusion à celui dont on nous fait un mythe obligatoire, cet ectoplasme, l'épouvantail à moineaux ; je veux parler de Johnny Halliday. C'est pas Johnny qui se risquerait à faire Ma France.

Voici ce que disait la rumeur du peuple : on nous impose des chanteurs qui ne nous intéressent pas. On fait comme si nous étions obsédés par le rock, employons un terme générique. La "musique actuelle" ? Du bruit, ça joue fort, la diction est incertaine, les textes pas écrits, c'est pesant, pompier, lourdingue, laborieux, sans humour, de la révolte infantile, de la bibine sans alcool. Ca ne parle pas de la vie, de nos vies. Des "bêtes de scène" qui ne disent rien - mais très fort. Et surtout : ça ne chante jamais. Je suis stupéfait de constater jour après jour comme la gestion de la révolte par la société contemporaine fonctionne bien. Destroy, provoc', rock n' roll attitude... Un éteignoir, un marais, un pipi de chat, une biture du samedi soir. Mais c'est "les jeunes", nous dit-on ! Argument massue : "c'est passque-c'est-les jeunes-qu'aime-ça". Alors, on la boucle, on s'écrase. Oui, ça fonctionne. Jusqu'à ce qu'un Ferrat, en mourant, nous rappelle à la dignité. A ce qui parle de nous. Et à ce qui chante.

Et donc, on a manifesté : oh, pas grand chose, un grommellement, une larme au coin de l'œil. C'est autorisé ? Pas trop populiste ? On peut ? Peuple français ? On peut ? Vous allez pas nous mettre un procès pour xénophobie ?

En gros, le peuple français aime la France et il aime la chanson - et c'est ça qu'il a murmuré (en silence) ces jours-ci. Ce chagrin évoquait un âge d'or disparu, celui du chant, de la chanson exprimant notre âme collective - la chanson "française", aujourd'hui remplacée par "la musique". Oui, nous aurions une âme collective... Bref, ce clignement des yeux, ce raclement de gorge pour pas pleurer était un coup de semonce du peuple de ce pays à propos de la parole publique dont il se sent expulsé.

On me dira sans doute que je suis bien passéiste-frileux. Bon. Mais le piétinement enthousiaste dans la tarte à la crème avenireuse sous la pluie des décibels n'est pas non plus une solution, à la longue, n'est-ce pas. Ni de s'interdire par principe de jamais dire qui on est.


Jacques Bertin