n° 143
février 2010

 

 

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Le pape, les Indiens, les poètes

 
 

Je ne sais pas vous ; mais, habituellement, je me fous pas mal du Pape Pie XII. "Comme de l'an quarante", disait jadis la langue populaire. Or il se trouve que l'actuel locataire du Vatican semble vouloir canoniser son prédécesseur. C'est son affaire. Mais il y a l'an quarante, justement ; et soudain, un tas de gens qui, habituellement, tout comme moi, n'en ont rien à faire, se mettent à pousser les hauts cris. Pie XII, c'est net, était un sale type qui n'a rien dit pour sauver les Juifs. Bon. Ainsi est la presse : unanime.

Or il se trouve que l'an passé j'avais lu un livre sur ce sujet, dites donc : Pie XII, le pape des Juifs, de David Dalin (éditions Tempora - Perpignan, 2007). La thèse de ce rabbin américain était, sur 200 pages, exactement inverse. Très étayée, très documentée, des dizaines de notes de bas de page... Là où je suis perplexe, c'est que je n'ai lu dans aucun journal aucune allusion à ce livre ! Et toute la presse, en roue libre, y va de son récit antipidouzal.

C'est pourquoi, ne craignant pas de me frotter à l'anticléricalisme banal de mon milieu, et au risque de passer pour un méchant homme, j'ose suggérer à mes lecteurs de voir par eux-mêmes. Je ne fais pas ça pour réhabiliter un pape, ce qui serait bien présomptueux, mais pour qu'on m'explique pourquoi je suis cinglé...


On n'en finit pas de sortir de la branchouillardise et de tenter de rétablir dans sa tête un peu de sérieux. Je lis en ce moment un gros (700 pages) ouvrage sur les contacts entre Indiens et Blancs dans la région des Grands Lacs au XVIIIème siècle (Le Middle ground, Richard White, éd. Anacharsis - Toulouse). On s'y ennuie énormément mais on apprend des choses formidables ! C'est passionnant et interminable et fatiguant et éclairant. Et ça ne dit pas du tout ce qui est convenu dans les médias français au sujet des rapports gentils-Indiens / méchants-Blancs. Mais pas du tout, alors !

...Quant soudain, on annonce une série d'émissions télévisées sur les Indiens. La presse - et la plus sérieuse ; et la plus bien pensante - immédiatement se déchaîne dans l'historiquement correct. Voici les massacreurs blancs, voici les nobles Indiens, voici la guerre bactériologique, voici ce bon Géronimo et ce sage Sitting Bull, et les coupables et les victimes. Et voici le couplet sur le western anti-Indien qui, heureusement, se trouva corrigé politiquement dans les années 70...

La tarte à la crème fonctionne à plein ! Et donc, je ne sais pas vous, mais plutôt que de regarder ces émissions, moi, je me replonge dans mon livre. Et je me permets de vous en suggérer deux ou trois, en note (1). Après les avoir lus, vous finirez par celui que j'ai cité plus haut. Ainsi, avant de vous lancer dans les Grandes Plaines et les grands clichés, vous saurez que les Indiens n'étaient pas de doux promeneurs champêtres pleins d'affections les uns pour les autres mais des hommes comme nous, se faisant la guerre entre eux, ben tiens, pour des raisons commerciales, mais oui, et qui n'avaient pas besoin des blancs pour s'entremassacrer - avec en plus de ça un rapport à la violence terrifiant. Et pas du tout écolos, mais non ! Sur la "guerre bactériologique", vous apprendrez qu'il n'y eut qu'un seul cas historique d'épidémie volontairement provoquée (Amherst - 1763). Concernant la France en Amérique, vous lirez qu'il n'y eut point de spoliation ni de bulldozer de la colonisation. Et vous vous interrogerez sur cette "culture ancestrale" que les Indiens veulent préserver : on chasse avec des Winchester et des 4x4 ? Faudrait savoir ! Qu'est-ce qu'on garde et qu'est-ce qu'on jette ? Ah, vous verrez que de quitter hardiment les médias fait les esprits vigoureux. Recommencez à penser. Entrez dans le monde étrange et merveilleux de la nuance.


Récemment décédé, le sculpteur Raymond Mason était un artiste de grand talent et un homme cordial et ouvert. Il fut un des fondateurs de l'Aripa (Association pour le Respect de l'Intégrité du Patrimoine Artistique) (2), association qui, à partir de 1992 s'opposa à la néfaste politique officielle d'alors en matière de restauration des œuvres des collections publiques. Quoique érudits et d'esprits vigoureux, ces gens furent la risée du tout-Paris-qu'est-pas-tourné-vers-le-passé. S'opposer, c'était évidemment être un ringard, une rombière frileuse, c'était préférer la poussière à la lumière... Depuis, les pratiques ont évolué. Mason fut un des courageux qui sut risquer sa réputation en levant la voix.


Je ne sais si vous lisez de la poésie ? La poésie française a été conduite à la mort depuis cinquante ans avec une application jamais démentie. Par les "poètes". La cause en est l'invention d'une esthétique démente qui jamais ne s'est remise en question, malgré son échec : suppression du vers régulier, de la rime, du rythme, de la syntaxe, du sujet dont on parle, du sujet parlant etc... Un poète nationalement reconnu vend zéro livre(s) ; tout le monde le sait, personne ne le dit. Certes, la poésie n'a jamais cessé de vivre par les chanteurs et autres "slameurs", désormais, qui, avec ou sans talent, expriment la perpétuation du besoin de poésie et, ce faisant, clament que la poésie livresque s'est fourvoyée. Cet échec radical de la contemporanéité, il faudra un jour en tirer les conséquences. S'en prendre à la contemporanéité ? Et aux situations de pouvoir qui marchent avec ? Ça, c'est une autre paire de manches...

- Ici, profitons de l'occasion pour féliciter l'équipe de la revue Coin de table, pour son audace parfaitement réactionnaire et blindée (11 bis rue Ballu, 75009 Paris - http://www.lamaisondepoesie.fr). Son insolence, surtout, qui tranche avec le ton popote des contemporanéeux.

...En l'honneur de qui, je vous propose une fulgurance de René Char (qui va très loin, comme toujours, chez Char...). Je la propose aussi à nos hommes politiques, pour un prochain discours :

Prends ton vélo ! Mais n'oublie pas de regonfler ton pneu !

Et une autre, tout aussi intéressante, du même :

N'oublie pas non plus le pain, en passant !


Songez-y.

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(1) Je vous suggère deux grands livres : Le Pays renversé, du Québécois Denys Delâge ; Les Indiens la fourrure et les Blancs, de Bruce G. Trigger (tous deux aux éditions québécoises Boréal). A ces deux livres de base, vous ajouterez une Histoire de l'Amérique française (je vous propose celle, excellente, de Gilles Havard et Cécile Vidal, chez Flammarion).


(2) ARIPA, 29 rue des Chantereines - 93100 Montreuil ; E-mail : aripa@laposte.net


Jacques Bertin