n° 148
novembre 2010

 

 

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Passe par la montagne !

 
 


Je m’en vais… J’ai bien conscience que je m’en vais. Je m’en vais de la culture... De la vôtre, veux-je dire. Certes, je reste un «fort lecteur» d’essais. Mais je m’en vais du cinéma, de la télévision, de la radio, du théâtre, des expos, des romans, de la musique et des variétés, de tout «ce dont on parle». Je m’en vais.

Je me disais cela, ces jours-ci en cherchant un sujet pour cette chronique. Du mal à trouver un sujet... Un sujet culturel. Dans un pays, pourtant, où il y a des milliers de Créateurs et de créations, des budgets considérables pour la culture, tant de projets et de pages culture : du mal à trouver un sujet.

Serait-ce pas à cause d’une certaine lassitude ? L’âge, peut-être ? Probablement. Parlons-en.

Une certaine lassitude devant les cultureux… L’absence d’enjeux véritables, puisqu’ils ne croient plus à la valeur émancipatrice de la culture – dans la mesure où, résolument modernes, ils ne croient plus à la possibilité d’une émancipation collective… Une fois enlevée l’épluchure des carrières perso, et dans des villes où la culture sert officiellement à attirer les classes supérieures *, l’absence d’enjeu ! Juste une façon de s’occuper le soir… Un sujet de débat ? Pas de débat sur la politique culturelle, dans ce pays ! Le seul débat, c’est : davantage d’argent pour la Création et la diffusion. Et voilà tout !

Mon sujet sera-t-il l’anniversaire de cette revue à la mode, au Café de Flore, entrevu à la télévision : l’éternel Tout-Paris artistique et intellectuel se serrant là pour se tenir chaud, pour être vus, être vivants ! Et dans les vitres et les miroirs, la face hideuse de l’Argent… Ridicule.

Un sujet ? Je vais vous faire une confidence : je suis sur le départ. Et, comme moi, beaucoup de mes congénères, de mes amis : le « public » prépare son départ. Nous nous éloignons et s’ils n’entendent pas nos préparatifs, c’est que les cultureux sont trop occupés.

Il y a de la déception, bien sûr, du vague à l’âme. C’est vrai que j’ai connu le temps des luttes pour la décentralisation, la culture pour tous, la libération - et des bataillons de grands aînés exemplaires ! Tout cela est loin ! Les idéaux aussi, qui sont devenus mous. Défense de la langue ? Zéro. Défense des classes populaires ? Zéro. Lutte des cultureux contre la manipulation, l’abrutissement et la massification des comportements par le show business, le médiatisme, la mode ? Zéro. Mais des Créations ! De la Création ! Rebelle, si possible…

Puis il est vrai que nous ne supportons plus, nous autres, le peuple, d’être culpabilisé sans cesse par nos élites (l’insidieux et permanent soupçon de racisme, la frilosité… et caetera) - et c’est là la dernière ruse de la bourgeoisie, le soupçon sur le peuple, à laquelle vous prêtez si facilement la main…

Et voici donc notre révolte à nous, contre l’époque et sa culture : nous rompons, nous reculons dans l’ombre, nous nous taisons, nous ramassons nos frusques, nos valeurs minables : discrétion, ferveur, intégrité, désintéressement, dignité des classes populaires, émancipation… Nous roulons ça en boule dans un bout d’étoffe hérité de nos parents. Nous sommes sur le départ.

Il est facile d’être anti-homophobe, antiraciste, anti-islamophobe et anti-frilosité et pour la novation et les prochaines provocs de l’art ; de trouver qu’il faut se battre contre la ringardise populaire. Mais nous voulions des valeurs, nous voulions construire. L’interminable «remise en cause» de la société, ce poncif, ne nous intéresse plus. On était venu pour le contraire, justement : proclamer notre foi en la société et donc en la culture, fabriquer de l’Homme. On aurait voulu que tout cela servît à quelque chose ; retrouver la trace de cette ardeur qui nous emportait, dans les années 50 et 60… Amis cultureux, non seulement vous avez renoncé à changer le monde (c’est-à-dire la société française…) mais c’est le monde qui vous a changé. Vous êtes conformes, quoique déguisés en anticonformistes et en rebelles. Et l’institution culturelle est conforme, elle aussi : enfouie sous les vitupérations du Centre, tous ces Cafés de Flore, leurs logiques, modes et fantasmes. Il y a vraiment une crise de confiance, oui, c’est que nous n’avons plus confiance en vous pour montrer le chemin !

La culture d’aujourd’hui, par ses novations sans âme et ses rebellions feintes, est au service des classes supérieures, tout simplement. Ca va finir par se voir. Et pour la révolte, on ne nous la fait plus, chers cultureux : il y a beau temps que nous avons compris qu’il n’y a plus d’un côté le pouvoir et la «bonne société» (bien pensante, réactionnaire etc.) et de l’autre les dissidents ! Il y a seulement et tout simplement et pour longtemps le tout-Paris mediaticocompatible bourgeois d’un côté ; et de l’autre la marge, le silence, le peuple, la province, les ringards, les frileux. Nous. C’est aussi pour ça qu’on s’éloigne : ça fait trente ans qu’il pleut des qualificatifs méprisants sur les ormes du mail ! Je remonte mon col ; éloignons-nous !

Nous nous éloignons, pensifs et libres… Et nous nous organisons entre nous. Nous empruntons la salle polyvalente, nous ouvrons une grange, nous nous réunissons dans la salle de séjour de Monique et Robert pour une soirée-poésie à douze, nous créons une petite assoc’. Nous nous repassons des livres trouvés chez les bouquinistes. Nous créons du respect, de l’amitié (du lien social, comme ils disent). Nous dressons la liste des valeurs. Nous les nettoyons, les rafistolons, les faisons fonctionner…

Tout est à réinventer. Nous sommes le peuple et nous commençons à nous retirer. Nous nous émerveillerons de poètes symbolistes, de chansons perdues et de peintres figuratifs oubliés. Nous nous ferons des fêtes qui ne donneront pas un mot dans le journal. Nous nous raconterons des anecdotes sur la dignité des gens. Nous n’avons jamais oublié qu’il y avait des classes sociales. Le café de Flore pue la sueur.

Oui, ce désir de quitter la culture pour mieux se cultiver ; aller vers l’essentiel.

Vous nous chercherez vainement. Notre absence sera comme une longue pluie de mousson. Nous n’en pouvons plus des «sélections», du papier glacé, des «à ne pas manquer». Nous partons. Vous pourrez bien vous offusquer, brandissant votre légitimité du haut de vos hautes scènes, nous ne vous entendons déjà plus. Nous sommes dans la montagne ! 


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* Seigneur, quand je pense que le débat de ma jeunesse fut entre Julien Benda (La Trahison des clercs) et Paul Nizan (Les chiens de garde) !


Jacques Bertin