n° 149
janvier 2011

 

 

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Un train de retard…

 
 

On sort de cette «période des fêtes» avec un affreux sentiment de lassitude. Tant de stupidité ! Tant de crème gluante qui colle aux doigts ! Et tant d’insistance à nous faire accepter tant de stupidité ! C’était comme une noce triste dans un château délabré, ou une séance interminable de caméra invisible, ou un spectacle de rock obligatoire, avec briquets. Souriez ! Soyez contents ! N’est-ce pas que vous êtes contents ? Secouez encore les briquets ! Faites un effort, voyons ! N’est-ce pas que vous êtes obsédés par «les fêtes» ? Bref, ça durait, une semaine après l’autre, ça n’en finissait pas. Combien de jours reste-t-il ? On tentait de passer au large, de ne rien entendre, de longer les murs, mais la musique et les injonctions nous poursuivaient dans les rues, dans les magasins, à la radio, dans les télés, les journaux, les radios… Fausse gaieté, fausse décontraction… J’ai fui, ces jours-là, les restaurants à menu-spécial, j’ai recouvert la télé d’un drap, je n’ai fait par principe aucun cadeau. J’ai longé les murs et contourné les obstacles, franchi des montagnes pour être seul...

Et nous voilà tous, aujourd’hui, comme des naufragés effondrés sur une plage, ballonnés du bide et du cœur, avec une envie de dégueuler quasiment métaphysique. Ah, on voudrait avoir sous la main BHL, Séguéla et quelques autres de l’engeance, des «animateurs», des médiatiques, pour les tuer, les étrangler, les épiauter. Injustement ? Oui, c’est encore meilleur ! Mais c’est que nous avons vécu quelques semaines de matraquage tellement injustes ! Donc, tous ceux qui participent de près ou de loin au cirque : à la casserole !

Ces «fêtes» ne sont qu’une hypertrophie, une exacerbation, une superfétation, une caricature un peu appuyée de notre vie habituelle, telle que le médiatisme, la pub, l’obsession commerciale et la contemporanéité vaseuse nous l’imposent quotidiennement. La société du n’importe quoi. Ou pis : la société du rien, du rien vainqueur, du rien prétentieux, du rien qui occupe tout l’espace. Il semble évident que ce machin, un jour, va lâcher, que les gens diront «Non». Comme pour les vaccins de madame Bachelot, la ministre, l’autre fois : on n’ira pas. On ne fera pas de commentaires, mais on n’ira pas. Un jour, sans explication, on ne marchera pas «aux Fêtes». Et, mêmement, on fera exprès de ne pas faire la Semaine commerciale, on n’achètera surtout pas les disques matraqués à la radio, on ne regardera plus le Journal Télévisé, on mettra un point d’honneur à ne pas suivre le sport professionnel, on notera les noms des produits publicités pour justement ne pas les acheter (je le fais déjà, j’ai mes listes…). Un jour, cette civilisation s’effondrera comme un kilo de beurre au soleil d’été. Je le crois parce que je l’espère. Je l’espère parce que je le crois.

Restons dans le sujet. Il me semble qu’avec la crise du rail, nous avons atteint un seuil. Un peu comme avec la crise économique de l’an passé et l’affaire des retraites : un seuil. Nous sommes entrés dans une époque où les trains n’arrivent plus à l’heure ; c’est-à-dire : où la modernité a pour réalité de ne pas fonctionner. Elle se présentait comme une évidence impassible ; et voilà que les trains sont devenus éventuels. Vous admettrez que dans la culture française, ce fait est un coup de théâtre ! Car notre pays était celui, souvenez-vous, «où les trains arrivent à la minute». La fierté des cheminots était jadis partagée, approuvée, aimée par la population, on en faisait des films et des chansons. Et voilà que nous sommes devenus le pays où «iz’ ont supprimé mon train» (c’est arrivé à mon fils, lundi, sur Cholet-Angers), le pays où «le train 6678 est annoncé avec trente minutes de retard» (ça m’est arrivé dix fois cette année), le pays où tous les trains sont en retard et où «Nous vous remercions de votre compréhension». Certes, ça durait depuis longtemps. C’était la faute à un animal errant sur les voies. Puis ce fut la faute à des candidats au suicide beaucoup trop nombreux. Puis à des voleurs de câbles beaucoup trop débrouillards. Puis à des chutes de neige beaucoup trop abondantes. Puis au froid trop froid. Au RTT de ces fainéants. Aux syndicats de ces fainéants. A vous et moi.

Mais tout ça est du passé ! L’apoplexie est arrivée. Ca y est. Plus aucun train n’arrive jamais à l’heure. Voyons, c’est bien normal ! Vous ne voudriez tout de même pas qu’allant si vite on puisse être exact ! On n’est plus au XIXème siècle ! C’est parce que ça marche trop bien que ça ne marche pas. Soyez de votre siècle ! Un oiseau éternue à Tarbes et tout s’arrête dans tout le pays - et nous vous remercions de votre compréhension. Ca prouve que tout est dans tout. Une grande toile solidaire… Ils vont s’en occuper de façon «proactive» (c’est leur dernière trouvaille), disent-ils, avec des airs graves. La complexité ! La fragilité ! Formidable !

Bref. A l’occasion «des Fêtes», la contemporanéité a disjoncté. Le discours imparable, l’impérieux slogan, lancé à grande vitesse dans nos gueules ringardes a pété ses plombs. Ce qui fait que le ricanement, notre sport national, a repris comme au Moyen Age, quand on voyageait à la bougie. Ben, ça fait plaisir. La mauvaise foi est le début de la sagesse. La mauvaise humeur est le début de la lucidité. Le grognement est déjà de la prudence.

Le 1er janvier étant la fête de rien, quelque chose comme l’absence de sens au superlatif, nous avons, bon gré mal gré, «fêté» le rien. Il n’est pas étonnant que les médias et donc toute l’idéologie dominante (moderniste et contemporaine et festive et festivitatoire) poussent à la célébration. Pour le moment, les gens marchent. Comment faire autrement ? On réunit la famille, rien de plus naturel, rien de plus humain… Quand soudain : les trains n’arrivent plus… Le français lève le sourcil, tel un Indien guettant au ciel un passage de présages. Quelque chose a changé, il le sait. On va encore lui dire que c’est de sa faute : il ne comprend rien. Son archaïsme. Il a l’habitude… Mais ça n’empêche : il n’est pas seul désormais à avoir un train de retard, la modernité aussi. Disons qu’elle ne conduit nulle part - et pour longtemps.

Bon. J’arrête. Il n’empêche que l’hygiène intellectuelle exige que chacun commence à travailler à sa reconversion philosophique. Que faire dans cette société de rien, dans cette culture du rien, pour survivre dans sa tête, en attendant 1) le train, 2) la catastrophe ? Essayez la mauvaise foi.


Jacques Bertin