n° 150
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Propos d'hiver
Langues étrangères. L'enthousiasme que mettent certains à vouloir apprendre l'anglais à nos petits enfants est bien émouvant. Mais - que dis-je ! - pas seulement l'anglais ! Pourquoi pas une troisième langue ? A trois ans ? Pourquoi pas deux ans ? Plus on est jeune et plus c'est facile (affirment-ils). Ces gens ont bien raison ! Les langues s'apprennent comme rien, dès le berceau ! Il n'y a que la nôtre, la française, qui est, ah, bien difficile à assimiler. Dix ou vingt années de leçons et de pratique quotidienne n'y suffisent pas, généralement. Mais pour toutes les autres langues : quelques jours (avec des méthodes vraiment actives, cela va de soi) et hop ! Ma conclusion : tout ce temps perdu à peiner sur le français ne pourrait-il être utilisé plus astucieusement à l'apprentissage de cinq ou six autres langues ? Dix ?
Quand soudain les Tunisiens se révoltent (ils ne lisent pas les
journaux français et ils ne connaissent donc pas la nouvelle…)
Avant qu'on ait eu le temps de leur expliquer que le peuple n'est qu'une
expression passéiste, ils se transforment en, mais oui, peuple,
ils convoquent le mais oui peuple, ils font du mais oui peuple à
hue et à dia et à tire-larigot ! Et ce con-là
(le peuple tunisien), ignorant qu'il n'existe pas, fait une révolution !
Pas très scientifique, comme révolution, vraiment !
Cette question, posons-la autrement : Céline étant le père de la future épouse de mon fils, je lui serre la main mollement ou je l'embrasse avec effusion, en raison de son immense talent ? Céline s'invitant à dîner chez moi, je dis oui ou merde ? Céline cherchant à vous emprunter mille balles pour tuer des Juifs - mais avec beaucoup de talent, par ailleurs, vous répondez par oui (le talent) ou par non (l'envie de dégueuler) ? Dernière question : si je lui mets ma main dans la gueule, suis-je un affreux ringard ? Vous me direz que je suis borné ? Oui. Et même mieux que ça : je fais exprès de me borner, des fois. C'est volontaire. C'est pour éviter de finir à Sigmaringen, et dans une certaine confusion, dans mon âme.
Les salles sont pleines, disent-ils. Oui, mais ni plus ni moins en cette saison que le Restaurant du Col ou l'Hôtel des flots bleus : des sexagénaires qui sortent, des couples de la troisième chance se tenant par la main… Tous morts dans quinze ans. Préparons-nous à une immense et totale crise de la fréquentation ; elle débute dans très peu de temps.
Alors, je me répète. Avoir mis "l'art" (et "la Création") au dessus de la culture ou comme son unique constituant est un faux-sens grave. Avoir déclaré "le vilarisme obsolète" (1998) ; avoir relégué l'Education populaire en dehors de la Culture ; traîner des pieds à l'action culturelle, et enfin n'avoir jamais commencé le moindre début de combat contre le show-business, hier, et le médiatisme, aujourd'hui, tout cela ne me rend pas vraiment sympathiques les milieux artistiques. Est-ce que j'exagère ? Mais non ! Il n'y a qu'à lire le journal ! Prenez, dans Libération, Jean-Pierre Vincent (4 février 2011). A la question "Vous dites que les artistes sont en "liberté surveillée"…", il répond : "Ils (les pouvoirs publics) nous demandent sans cesse de nous justifier, d'exister dans la société à travers des actions de lien social. C'est-à-dire de maintien de l'ordre en version soft. Ils veulent qu'on calme les gens." Vous avez bien lu : l'action culturelle, c'est de la police soft
(et il ne semble pas faire de l'humour !) Là, on est pétrifié
par la stupidité du propos ; et on mesure la distance qui
sépare Vincent des Vilar, des Jeanson, des Dasté. J'ai plusieurs
fois écrit ici que l'actuelle génération des patrons
du théâtre public avait trahi les fondateurs. Mais aller
jusqu'à confondre l'action culturelle et la police, c'est du jamais
vu. Ah, c'est pas Vincent qui serait allé avec les Copiaux faire
du "maintien de l'ordre soft" dans des villages !
Non : qu'on leur envoie les flics et qu'on nous laisse faire de l'art !
Plus loin, dans le même article, il précise : il faudrait
"une loi d'orientation qui remettrait l'art… l'art, pas la culture,
au centre de la société". Bref, revoici l'esprit
bourgeois, méprisant, installé, content de lui. Ca sent
les beaux quartiers, la morgue, le cigare. Vincent, ne nous insulte pas !
Rote et pète dans la soie, fais de l'art et tais-toi !
Jacques Bertin |