n° 151
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Tout un tas de pénibles
Le motard. Je l’observe par la fenêtre. J’ai été secoué en plein travail par le bruit du démarrage de la moto : vroum, VROAAARRR ! Le vroum, bref et faible ; le VROAAARRR impérieux et fort. J’ai sauté en l’air ! La scène se reproduit plusieurs fois par jour ; tous les jours. Je l’observe. Vroum, vroum, vroum fait maintenant le moteur, placide et bon. Il est onze heures du soir, le quartier est désert. Lui, il démarre. Pourquoi m’attaque-t-il ? Il ignore que je travaille, bien sûr, et que j’ai besoin de silence. Il ignore que je suis un enfant qui doit aller à l’école demain. Que je suis la vieille voisine qui n’en peut plus. Mais il ne fait pas de mal : il s’amuse ! Il s’amuse simplement et veut avoir le droit de montrer tout le mépris qu’il ressent à l’égard des cons qui n’aiment pas la moto, ou des vieux, ou des bourgeois, bref : les autres. Donc : VROAAARRR, puis : vroum vroum, vroum, vroooooooorrrrrrr. Le temps passe. Vroooooooorrrrrrr. Je vois qu’il a fini de boucler son casque. On sent qu’il s’admire, qu’il jouit…C’est très bien. Il est très calme. Il va maintenant mettre son premier gant. Ca prend du temps, forcément. Mais ce n’est pas grave car il a tout son temps, justement. Le moteur chante, tout le quartier en est heureux. Voici maintenant qu’il saisit son deuxième gant. On n’imagine pas comme c’est difficile d’enfiler un gant d’une seule main – l’autre étant prise dans le gant précédent, ah, quelle gymnastique ! Mais voilà, c’est fait. Il regarde sa machine, des fois que des ennemis auraient, je ne sais pas, rayé un chrome. Il la trouve belle, il se trouve beau. Il monte enfin dessus. Quelques gais VROAAARRR pétaradent alors, afin d’indiquer au public invisible qu’il a fait son rôt, qu’il est grand maintenant, que ce bruit est épatant, que le caca est bien moulé, est-ce que je sais. On sent bien comme il est content de lui. Ah la la est le seul commentaire qui soit à sa mesure. Et, tandis que ses pétaradements ludiques se répandent dans les rues adjacentes, il tourne et disparaît au coin de la place. On l’entend encore dans la côte et sur le pont, là-bas, puis qui traverse la petite ville endormie, faisant savoir qu’il existe à des milliers de personnes ! On le connaît depuis des siècles. Il est la figure toujours identique et toujours renouvelée de l’EMMERDEUR.
La publicité. Je n’ai pas, à mon domicile, de boîte à lettres. Malheur à moi ! Ne pouvant y mettre leurs journaux publicitaires gratuits, les diffuseurs de ces saloperies les posent habituellement sur les marches de ma maison. J’ai bien songé à les poursuivre pour les engueuler ou, à la rigueur, crever les pneus de leur camionnette, mais je répugne à m’en prendre à de pauvres gens sous-payés qui ne cherchent qu’à gagner quelques centimes. C’est le patron, le capitaliste, l’engraissé que je voudrais tenir ! J’ai donc imaginé une réplique : de temps en temps, je vais au siège de ces publications, sur un boulevard du centre-ville ; et je balance mes vieux journaux sur le seuil. Quand le rideau de fer est fermé, je les fous devant les bureaux, sur le trottoir. J’espère que la police finira par emmerder l’entreprise… Oui, mais tu n’ennuies que les employés ! Et, par ailleurs, la pub est utile à l’Economie ! Eh ben, peut-être un jour parviendrai-je à connaître l’adresse du PDG des torchons, et j’irai déposer devant sa porte tout un tas de choses que j’estime, moi, utiles à la société et qu’il ne pourra refuser sans mauvaise foi : mes vieux journaux (recyclage), mes vieux meubles et mes vieux habits (à redistribuer aux exclus), ou même, un très bon cassoulet en vrac dans un sac en plastique (pour lui éviter de faire la cuisine) qu’il aura intérêt à bouffer en vitesse. Ou du caca (engrais pour son potager). Amis lecteurs, je vous suggère de faire comme moi. Jusqu’au jour où, enfin, on pourra le pendre.
La Victoire de la M. Je n’ai jamais été invité à participer à cette manifestation. Pourtant, je suis artiste depuis 44 ans (deux Prix du disque Charles-Cros, membre du Conseil National du Syndicat des artistes pendant 8 ans, 25 disques, trois livres sur le métier…) Il est vrai qu’aucun (aucun) de mes amis dans ce dit métier n’a jamais non plus été invité. C’est une mascarade. On peut trouver navrant d’y voir le Ministre de la culture ainsi qu’un ancien ministre se ridiculiser en représentant avec dignité l’Etat dans la grande bataille de manipulation du peuple par l’industrie. Il est vrai que l’Economie est sacrée, j’oubliais.
L’art au dessus de tout. Dans un article sur la restitution des œuvres d’art spoliées par les conquérants au cours des siècles, un quotidien national publie un article qui se termine par cette profession de foi définitive : «Au dessus de la justice et de l’éthique, l’art». Nous avons eu plusieurs cris du cœur du même style, l’autre semaine, à propos de Céline, mettant résolument l’art et le talent au dessus de la morale. Ben, moi, je suis d’une autre école, celle où il est toujours le moment de réfléchir au bien et au mal. Pesant et laborieux, oui, je suis, avec une vision de l’art de chaisière, aux limites du pétainisme… Mais, par ailleurs, je trouve dans un hebdo tout aussi national, sous la plume d’un éditorialiste, que la France est en repli culturel et que «il n’est pas d’investissement plus rentable que d’attirer à soi les élites étrangères, en leur distribuant gratuitement notre langue et notre culture». Et, dans un autre quotidien parisien : «Le monde économique et politique a pris conscience de l’importance de la culture comme moteur de développement économique. A nous, acteurs culturels de nous dépasser pour être à la hauteur de l’enjeu». C’est là le déjà vieux refrain de la culture au service de l’Economie, tellement employé depuis vingt ans (il nous faut un théâtre rénové et un Zénith pour attirer les cadres et les étrangers dans notre ville etc.) Donc, résumons : 1) l’art est au dessus de tout et de l’éthique et la morale ; mais 2) il est au service de l’Economie (qui, elle, est sacrée). Ma conclusion : il va falloir que les cons arrêtent les clichés. Les cons ? Ah, je suis vache - mais c’est parce que favoriser le débat est bon pour l’Economie…Et puis, allez hop, tout ce paragraphe est une œuvre d’art, donc par principe indiscutable. Le premier qui me réfute est un ennemi de l’art contemporain, donc méprisable. Salut.
Jacques Bertin
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