n° 168
novembre 2012

Index des articles

 

 

Voilà...

 


C’est une préposition. C’est Voilà. Ce mot, vous ne pouvez écouter une phrase à la radio sans qu’il y soit. Voilà hésite, résume, rompt, conclut, fait tout le travail. Il remplace le euh et le hein... Il permet de ...voilà... prendre à témoin, sous-entendre, tout faire, tout dire... Voilà, c’est le tic du langage actuel. Voilà.


Certes, à toutes les époques il y a... voilà, eu des mots en vogue. Il y eut « j’avoue », il y eut « j’dois dire », il y eut « au niveau de... » (« Au niveau d’ la contestation, c’est pas la joie », chantait je ne sais plus qui...) Mais là, j’avoue et je dois dire que nous avons franchi toutes les limites après lesquelles il n’y a plus aucune borne, ni l’inverse.

Oui, je sais, notre univers est constellé de « points d’orgue » et « d’exergues », plus ou moins mal-t-à propos, lancés du sol épais où sont enfoncés des journalistes à clichés. Il y a eu « à front renversé » qui a fait sa carrière ; et il y a eu les innombrables « parties de bras de fer » - et (...voilà...) j’en oublie (...leadership, performant...) Voilà. Mais le voilà déborde de la culture journalistique : c’est l’interviewé de base qui ...voilà, en met dans toutes ses phrases.


Voilà... Pour l’auditeur, un ...voilà... un calvaire : l’envie d’étrangler quelqu’un. Et, personnellement, je trouve que... voilà... vous m’avez... euh voilà... compris ?


Le mariage des homos. Les lecteurs de ma précédente chronique pourront ricaner contre moi ! Je disais que tout se passait sans qu’aucun grand débat public n’ait vraiment eu lieu. Mais soudain, juste pour me démentir, ce débat a été enfin lancé ! Après des mois (des années ?) où l’affaire paraissait entendue, mes journaux ont enfin commencé à publier des tribunes, par pages et doubles pages ! On laissait entendre que seuls refusaient la future législation quelques attardés populistes et curés ringards ; soudain sortent du silence des files d’opposants naguère muets.

Evidemment, beaucoup de papiers sont sur le thème : ceux qui sont contre sont des homophobes, donc des salauds... Le plus terrible est peut-être celui du Monde du 18 novembre, signé par de nombreux intellectuels. C’est là une tribune pleine de méchanceté bornée : vous êtes contre donc vous insultez les homos ; vous êtes contre donc vous avez de la haine ; vous êtes contre et il faudra vous éduquer. Ce texte noirement stupide a hélas été signé par un de mes amis. Reprends-toi, J ! Tu ne peux me convaincre en m’insultant. Et moi, je pense que tu as tort – mais nullement que tu es un cannibale.


(Quand aux psys, ils ont aussi commencé à s’exprimer. Le moins qu’on puisse dire c’est que tous ces scientifiques ne sont guère d’accord entre eux. Un beau charivari que la psychanalyse !)

Dernière note. Quel dommage que les socialos aient fait prématurément - et si légèrement - de ce changement de civilisation un « engagement ». Espérons que cela leur servira de leçon. Il faut vous éloigner un peu des quartiers du centre, les amis. Car il y a des gens, dans le fond, là-bas, invisibles, qui sont aussi capables de penser.


La poésie française n’est pas en crise ; elle est morte. Les poètes l’ont tuée. Une vedette de réputation nationale tire son nouveau recueil à 500 exemplaires (tous offerts : à des journalistes, sa famille, ses étudiants, des médiathèques ; bref, aucune vente). Tout est fini et c’est la faute, oui, aux auteurs, exclusivement. Il est vain de songer à des actions du genre subventionnement, meilleurs emplacements chez les libraires, éducation du public etc., puisque cette situation sanctionne l’échec historique d’une esthétique.

Que faire pour la poésie – et pour qu’elle retrouve des lecteurs ?


1) rien ; attendre ;

2) faire circuler les poètes des XIXème et XXème siècle (jusqu’à la contemporanéité contemporanéique) ;

3) écrire autrement. Retrouver le vers, la rime, le rythme, la musique, les sonorités, les astuces, les trouvailles, la jouissance de la langue, le sujet dont on parle, le sujet qui parle, le sujet à qui on parle, la chute, la musique, les sentiments, raconter, s’émouvoir. Cesser de jouer au voyant, au savant, à celui qui a tout compris. Retrouver la vie. Retrouver la société : avez-vous noté l’absence totale d’engagement politique ou social dans les recueils que vous feuilletez ? On y trouve même pas l’expression de l’humanisme, non. Le « poète » contemporain est un hermète lâchant à son papier, comme à un animal domestique, des bribes immobiles comme des glaçons dans l’Antarctique. Le désir de partage de cette « poésie » est nul. Echec ? C’est bien fait.

...Conseiller aux amis, aux débutants, aux gens intègres, de s’éloigner de la mode, même quand celle-ci a les godillots et les flingues de l’académisme. Et de partir seuls sur les routes du vers (le vers régulier, mais oui, essayez donc, lâchez-vous !), du chant, du sentiment, du cœur. Donnez-nous de l’émotion et des jeux de mots ! Vous passerez pour un ringard ? Oui, mais un pisse-froid, c’est mieux ?

Il faudrait inciter les « poètes » à réfléchir sur l’oralité. Par exemple cesser de lire à voix haute en public des textes qui ne sont évidemment pas faits pour cela. Y a-t-il une différence entre le dit et le lu ? Il est notable que les rappeurs et les slameurs sont en train de redécouvrir les règles de la parole en public – et donc celles de la parole. Il faut espérer qu’ils ne se feront pas dévorer par le show-business – ou par la mode (par exemple l’obligation de la révolte feinte). Ils redécouvrent la poésie. Puis ils redécouvriront le chant, peut-être.

Il est notable qu’un grand nombre de chantauteurs ont continué, depuis l’après-guerre jusqu’à nos jours, la tradition de la poésie, dans le mépris des élites. Chanter, dans la société française d’aujourd’hui, est mal connoté (sauf en chant lyrique) : il est étonnant (plus que ça : effarant) d’observer comment les rockers s’appliquent à surtout ne pas chanter. Après la guerre, chanter pas très bien, pour un auteur-compositeur-interprète, c’était affirmer : je ne vaux que par le contenu de mes chansons, je ne suis pas un chanteur de charme, ne m’en veuillez pas si je ne suis pas conforme au modèle de la variété. Puis, c’est devenu une règle : d’un côté les sirupeux, de l’autre ce qui ont quelque chose à dire. Puis enfin l’affaire fut réglée : on gueule dans le micro, aucune note longue, aucune manifestation de la joie de chanter. C’est ce qu’on appelle « la musique » (actuelle). Ça passera.

De tous côtés, on est, voilà... au fond du puits. Nous avons donc toutes les raisons d’être, voilà, optimistes.


Jacques Bertin