n° 171 |
Mauvaises humeurs
Tiens, parlons « musique ». Déjà, je fuyais la quinzaine commerciale de ma ville : dès le premier jour, le premier matin, lorsque le flot « musical » commençait son dégueulement, je fuyais à la ville voisine pour y faire mes achats. Impensable de tenter de faire admettre aux édiles que cette « ambiance de fête » est un viol de l’espace public, que ce son est laid et que ces « musiques » n’ont aucun rapport ni avec la musique, ni avec la joie de vivre... Ah, si on mettait de la musique religieuse chrétienne, la réaction serait immédiate (et justifiée) : un viol ! Et on couperait ça illico ! Mais ce n’est que de la « variété », des tubes, du rock, qu’on m’impose sous prétexte de petit-air-de-fête... Alors, je m’éloigne. Il y a longtemps que dans les restaurants, je demande dès l’entrée l’emplacement des haut-parleurs, afin de m’en écarter ostensiblement. Une fois sur deux je demande si on peut baisser le son. J’espère qu’un jour les syndicats de restaurateurs comprendront que le bruit n’est pas synonyme d’activité, ni de bonne humeur, ni de vitalité. Dans ce domaine, nous ne sommes encore qu’au Moyen-âge... Et j’ai fait une colère, l’autre midi, au supermarché de ma ville. Trop, vraiment trop de couinements, hurlements, bruits de plomberie, de vaisselle, de scie sauteuse, d’onomatopées indéchiffrables, bref, trop de sonorisation. J’ai explosé. J’ai fait ma colère à la caisse principale, en tentant de rester poli avec la pauvre employée qui, bien sûr, n’y peut mais et me regardait comme un martien (il n’aime pas la musique, vous vous rendez compte !) Et j’ai annoncé que je ne foutrais plus les pieds dans cet établissement - dont je ne puis citer ici le nom pour des raisons légales, ce qui fait que tous les supermarchés de France pourront être englobés dans ma vindicte. (La musique comme avilissement de l’espace public. Sujet de bagarre éminemment culturel... Aucune militance chez les cultureux...)
Parlons lutte. L’avez-vous remarqué ? Grand système de fabrication de l’aliénation contemporaine, le chaubise n’a jamais suscité le moindre début de mobilisation dans les milieux artistiques et culturels où, pourtant, on s’y connaît en dénonciation et en révolte. Ni dans la presse, si avide habituellement de traquer le mensonge et la bêtise. On vient de voir passer les Victoires de la musique. Absolument aucune critique dans aucun média, aucune circonspection. Affligeant. (Quant à moi, j’ai toujours été jugé indigne par les organisateurs de participer de près ou de loin à cette manifestation. Comme, d’ailleurs, la totalité des gens que je connais dans ce métier depuis quarante ans. Est-ce un signe ? De quoi ?)
La chanson et la poésie. Quelques lignes, à l’occasion du Printemps des poètes
Et, tiens, j’ai décidé de vous livrer un peu de ma biographie. Il s’agit aussi de témoigner. Sujet : la vie réelle des artistes au temps de la culture subventionnée.
Artiste du spectacle (chanteur) depuis 1967. Après quelques mois dans un statut d’étudiant finissant, me voilà tentant de me faire admettre dans les cabarets parisiens. Pas de sécu, bien sûr : on est payé de la main à la main et, lorsqu’on se permet de quémander d’être déclaré, on se fait virer illico. Ça m’est arrivé, oui. J’avais vingt ans ; on prend tous les risques, à vingt ans. Puis des années dans les MJC. Payé honorablement. Mais pas de sécu, ni de congés payés, ni de retraite, ni de chômage. Ce qui fait qu’après quelques années, je fais un essai d’inscription comme profession libérale. On m’envoie une note si élevée que je ne puis songer à payer. On menace aussi sec de me saisir. Je réponds : venez me saisir, je vous attends, je n’ai rien ! Ils ne viennent pas et se contentent de me radier gentiment. Fin de l’intermède. (Mes copains chanteurs, eux, sont tous mariés et sur le compte de leur femme...) Puis on invente la « vignette » : la vignette que l’organisateur nous donne ouvre les droits à la sécu. Mais toujours ni chômage, ni retraite, ni congés... Ça dure des années. Puis voilà les « congés-spectacles » (lorsque l’organisateur est vraiment riche). Mais voilà aussi que les années quatre-vingt annoncent la fin d’une époque pour les chanteurs : de moins en moins de boulot. La culture s’éloigne de l’éduc. pop. et des MJC. On crée des Scènes nationales et des SMAC - où les gens comme moi ne mettront jamais les pieds (environ dix Scènes nationales en 40 ans, et pas une seule SMAC !) Puis voici enfin le système de l’intermittence. Mais c’est trop tard : je suis devenu (années 90) un chanteur du dimanche ; j’ai un emploi de journaliste à plein temps. Puis, après douze ans d’activité salariée dans la presse, je suis licencié économique – et plutôt bien traité par le système.
Finissons sur une note gaie. Les chanteurs, heureusement qu’ils sont là pour rentrer de l’argent dans les caisses des théâtres ! J’ai encore participé, il y a quelques semaines à un de ces spectacles du lundi, à base de chanteurs... Voilà l’affaire : le lundi étant le jour de relâche, on loue le théâtre pour des manifestations de chanson. J’ai toujours connu ça. Et c’est ainsi que la chanson et les chanteurs subventionnent la culture. Eux ne disposent évidemment d’aucune de ces centaines de salles attribuées par les pouvoirs publics aux théâtreux ! Ainsi est la hiérarchie culturelle, en France.
Jacques Bertin |