n° 84
janvier 2004

 

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Journal d'un observateur


 
Personne n'est mort ? Tant mieux. Et personne, espérons, ne mourra entre le moment où j'écris ces lignes et la diffusion de Policultures… Je veux dire : personne d'important, pas une légume culturelle, pas une huile, pas une pointure, aucun irremplaçable. De sorte que mes propos ne sembleront manquer de respect à aucun défunt.

Vous allez comprendre pourquoi. Je souhaite ici m'en prendre à ce phénomène réflexe qui, lorsque le grand Robert Trucmoidon casse sa pipe, fait bondir chaque fois notre Ministre (comme ses prédécesseurs avant lui, mêmement) pour, dans la minute, diffuser un communiqué exprimant tout le bien que la Nation pense du feu grand homme. Or, assez souvent, quoique célèbre, Trucmoidon, n'est qu'un showbizeur de la plus basse engeance, un animateur de télé misérablement démagogique, un théâtreux ayant dévasté les systèmes d'aide, un plasticien "rebelle" ayant ridiculisé la beauté. Et il ne mérite aucunement aucun hommage. Il est bien rare que Jean Vilar soit mort.

Malheureusement, l'habitude du communiqué est prise qui, répétitivement, ridiculise la République. Et dès lors qu'on a célébré le grand Trucmoidon, il faudra demain célébrer le petit Machinchause, connu pour sa méchanceté, et après-demain l'inénarrable Gradubide, qui croit que Victor Hugo est à l'O. M.. On commence par Jean Vilar et on finit par Guy Lux. Bref, pourquoi honorer des ennemis de la culture ?

Tenez, prenons l'exemple de monsieur X. (1), récemment décédé. Probablement bon père, bon époux, et payant ses contraventions. Toute la médiacratie l'a pompeusement encensé. Et pourtant ! Quoiqu'ayant été jadis un excellent chroniqueur musical, il fut aussi, comme fondateur de journaux populistes, responsable d'une entreprise d'avilissement d'envergure nationale. Personnellement, je me serais abstenu d'anéantir le travail des éducateurs, professeurs et autres philosophes, en "rendant hommage" à ce monsieur.

2) Dialogue entendu dans l'autobus.

- Tu fais quoi ?
- Du basket. Et du jogging. Et toi ?
- Je m'intéresse à… plutôt la culture.
- Ah, c'est bien aussi !

Car, oui, l'air du temps vous l'indique : la culture et autre chose, c'est pareil ; la culture et n'importe quoi, c'est pareil ; la culture, c'est bien aussi

3) Et si on commençait par refuser l'utilisation stupide et dégradante de l'art ? Une part de la crise actuelle de la culture (au fait : croyez-vous, amis lecteurs, que nous vivions une crise de la culture ? Sinon, passez votre chemin…) c'est l'indifférence des gens. Ça ou le basket… Nous devrions être attentifs à l'anticulture. Et lutter. Commençons modestes, j'ai appris qu'on diffusait de la musique "d'ambiance" dans les couloirs de certains établissements scolaires !

Quoi ? Interdire ça ne se fait plus ? Bon, c'est pas un combat, la culture ?

Non, ce n'est pas un combat : nous sommes noyés comme dans une béchamel par le relativisme culturel. Chacun ses goûts, respectons, pas de bagarre. Tout se vaut, du moment qu'on respecte. C'est à dire qu'on passe au large. "On discute pas des goûts et des couleurs", cette phrase sotte a remplacé la bataille esthétique. Et ce "respect" ultramou, ultraveule, à la fin laisse surtout la paix aux industriels, aux gens de pouvoir, aux abrutisseurs. Ah, renaisse la bataille !

4) Et si on parlait de la responsabilité des journalistes ? Ca ne se fait jamais. Le journal ne connaît, à ce qu'on dit, qu'un seul ennemi : l'Argent. Mais c'est faux ! Après une période (jusqu'aux années 80), où de nombreux jeunes issus des classes moyennes et populaires furent formés par les deux ou trois écoles de journalisme habilitées alors, lesquels jeunes gens, dans l'exercice de leur profession se montrèrent plutôt exigeants, peu maniables, rétifs aux influences, est venue une autre génération, très nombreuse… et sous-payée. La presse actuelle fonctionne ainsi avec une foule de pigistes surexploités, prêts à tout pour travailler et, à la fin, obtenir un emploi permanent. En particulier, ils sont disposés à ne s'opposer à rien, et certainement pas aux préférences des chefs, ni aux modes.

6) Les écoles devraient former des journalistes culturels. Mais elles ne le font pas. Non, il n'existe aucune formation au " journalisme culturel ". Pourquoi ? La raison qu'on s'est fait dire, c'est que les patrons de presse, qui payent ces formations, ne voient pas l'intérêt de dépenser de l'argent pour ça. Les directeurs d'écoles non plus.

Journaliste culturel ? C'est quoi ? Procédons à l'envers : cela ne consiste pas à faire des portraits du grand Créateur avec son chat et ses propos antiracistes ; ni à faire des "coups de cœur" et des "sélections" de Noël ; ni même à dire ce qu'on pense d'un film, d'un disque ou d'un roman. Tout le monde peut faire ça…

Mais : expliquer la politique culturelle ; savoir que la culture ne se limite pas à "la création" ; savoir déchiffrer une loi, un budget ; connaître la façon dont fonctionnent la machine industrielle (l'économie de la culture) et la machine humaine (histoire, sociologie, ethnologie, psychanalyse) ; avoir étudié l'histoire de la notion même de culture, celle des croyances, celle des politiques culturelles, etc. Et à la fin, savoir expliquer, peut-être, pourquoi la culture et rien, ce n'est pas pareil

7) Exemples ? J'ai déjà ici même dénoncé l'impéritie des pouvoirs publics sur la chanson. Et montré qu'en l'occurrence le coupable était moins l'Argent que la bêtise. Et ce n'est pas l'Argent (la vente d'Editis, ou l'union annoncée de La Martinière et des éditions du Seuil) qui est responsable de la mort de la poésie française (oui, elle est morte, mais très peu de gens l'ont remarqué ; et c'est justement pour ça qu'on peut dire qu'elle est morte…). C'est seulement l'action d'une génération d'imbéciles prétentieux détestant la beauté. L'ennemi, c'est seulement la connerie, un de nos ennemis de longue date. Mais terrible…


(1) J'ignore s'il a eu droit à l'hommage empressé du Ministre. Mais je n'en serais pas étonné…

Jacques Bertin