n° 180 |
Anniversaires
Si je devais
écrire une chronique pour Policultures, me disais-je ce matin, quel
sujet choisirais-je, étant donné que je me fous absolument des Jeux olympiques
et des Victoires de la musique ? De quoi nos journaux sont-ils pleins
ces jours-ci, qui devrait m’inspirer l’inspiration ? Il y a la France déclinante, bien sûr ; mais j’ai déjà traité ce refrain, cette scie : si elle décline, je l’ai dit, c’est que les élites sont minables, demandons-nous pourquoi, et caetera. Donc : feu sur le haut du pavé (lire Policultures de janvier)... Quel sujet ? J’ai trouvé. La première guerre mondiale. Centenaire oblige. Nos journaux, ces temps-ci, ont plusieurs fois cité l’armée canadienne parmi les forces engagées. Mais personne, semble-t-il, et sauf erreur, n’a signalé que les Canadiens français d’alors ont eu une position pas du tout... canadienne. Et je trouve qu’on leur fait un peu insulte en ne parlant que “ du Canada ” sans aller plus loin dans la précision. On me permettra donc un mot sur le Canada français. Voici le sujet : non, nos cousins du Saint-Laurent ne voulurent pas aller à la guerre en Europe. En 1916, seulement 5% des enrôlés volontaires canadiens étaient Canadiens français. Il faut savoir (et comprendre) que ces gens envahis, colonisés, niés, ces paysans pauvres, ne voulaient pas, pas du tout, “ servir la reine ” ! Ils n’oubliaient pas qu’ils avaient été conquis par les armes, en 1760 et abandonnés par la France aux colonisateurs. A l’entrée en guerre, le gouvernement fédéral canadien s’engagea à ne pas utiliser la conscription obligatoire. Puis, devant le manque d’effectif et la durée du conflit, il se décida à faire voter, en juillet 1917, une loi instaurant ce système. Cela déchaîna cinq jours d’émeutes à Pâques 1918, à Québec, avec un point culminant, le lundi de Pâques, dans le quartier populaire de Saint-Roch, lorsque l’armée tira à la mitrailleuse sur les manifestants. Il y eu 4 morts et 70 blessés. Alors, pour les Québécois, le souvenir de la guerre, c’est celui de la mitraillade de 1918. Ce n’est pas ici le lieu de raconter la suite mais juste de noter le refus de se battre en Europe au profit des conquérants et des dominateurs. Avoir cela dans sa tête, c’est commencer à comprendre le Québec. Ce retour au Canada me donne l’occasion de signaler qu’on célèbre cette année le centenaire de Félix Leclerc, né en août 1914. Quelques lecteurs feront la moue, peut-être : une vedette de variétés... Ils auront tort. Félix est un élément fondateur de la culture québécoise. Comme chanteur, évidemment ; mais aussi comme écrivain et comme homme de théâtre. Enfin comme héros national. Je vais vous raconter cela. Le théâtre. Félix, très jeune homme, est de l’équipe du père Legault. Cet ecclésiastique est un disciple du Français Léon Chancerel et de Jacques Copeau ; il crée les Compagnons de Saint-Laurent, une compagnie où il rassemble ce qui sera après-guerre l’élite du théâtre canadien-français naissant. Félix est de la bande. Par ailleurs, il écrit alors des contes radiophoniques pour Radio-Canada, lesquels, sous forme de livres, obtiennent immédiatement un succès foudroyant. Félix, avant d’être connu comme chanteur fait des “ best-sellers ” canadiens-français ! Comme chanteur, il n’est pas du tout dans le goût du moment, à ce moment-là. Pour qu’il soit reconnu dans son pays, il faudra que l’impresario français Jacques Canetti le repère et l’emmène, en 1949, à Paris, où son succès sera immédiat. Il devient alors le premier Québécois célèbre en France. Formidable titre de gloire ! Puis il sera un héros national, vers 1970, lorsqu’il se ralliera au souverainisme de René Lévesque. Dans l’histoire de la chanson, sa place est au premier rang. En 1932, ce fils de paysan qui joue de la guitare écrit sa première chanson (Notre sentier). Sans même le savoir, il invente l’auteur-compositeur moderne, le chantauteur. Celui qui n’a pas besoin de musicien-accompagnateur, celui qui n’a pas besoin d’un éditeur pour chercher des interprètes, celui qui n’est donc pas à la merci du “ métier ” ; il peut ainsi mettre son intimité dans ce qu’il écrit. Bref, il est un homme libre. “ Je ne suis pas un chanteur, je suis un homme qui chante ”, dit Félix. C’est considérable. Il est le premier. Ferré, Brassens, Brel et tous les autres viendront derrière. Deux notes pour terminer. La première m’est inspirée par un mot d’Alain Finkielkraut : “ Ce n’est plus l’école qui forme les individus, c’est le divertissement ” (le Monde du 2 février). Ben oui, mon pauvre Alain ; ça a commencé dans les années 60, ça s’appelle le chaubizeness et on a attendu vainement les intellos pour nommer le problème et se battre ; personne n’est venu... C’est un peu tard, maintenant, pour s’en aviser. Depuis cinquante ans les intellectuels ont été totalement absent de ce terrain-là. Allez donc au diable ! Mais ça aussi, je l’ai déjà dit... Enfin une grosse blague. Le journal La Croix (13 février) annonce qu’un juge français aurait “ reconnu un préjudice d’affection à cinq fans de Michael Jackson, meurtris par la mort prématurée de leur idole ”. Le tribunal aurait condamné le médecin du chanteur à 1 euro symbolique. Dit autrement : l’aliénation par le chaubize est devenue un droit de l’homme. L’évolution de la loi suit l’évolution anthropologique, c’est bien normal. Ho, Finkielkraut, t’as vu ça ? Ho, les intellos, on se réveille ? Cinquante ans de sommeil, ça va faire ! (...Comme disent les Québécois). Dernière nouvelle : une pétition défendant le budget de la culture circule à l’intention du Président de la république, signée par Jack Ralite, Catherine Tasca et une flopée de personnalités. Agrémentée de l’inévitable citation de René Char, forcément. Moi, je ne suis qu’un chanteur “ à texte ”. Comme tel, et comme tous ceux de mon engeance, je n’ai jamais eu accès ni aux salles institutionnelles ni aux financement publics. Je crois que je vais hésiter encore un peu avant de signer.
Jacques Bertin |