n° 186
septembre 2014

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Tous à Blois !


Je suis bien contrarié. J’avais prévu de n’aller point aux Rencontres de l’histoire de Blois, cette année... Mais les récents événements vont m’obliger à faire la route : 200 kilomètres dans chaque sens pour défendre un principe, ça fait cher... Car je veux marquer le coup : les âneries de messieurs Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie appelant au “boycott” sont trop stupides. Allez, mets le contact, on y va !

Ici, il faut quelques mots d’explication, pour nos lecteurs qui nous liront dans cent ans. Cet été, les deux personnalités citées plus haut ont protesté publiquement contre le fait que la conférence inaugurale de ces Rencontres, sur le thème Les Rebelles, serait prononcée par Marcel Gauchet (1). Et ils ont appelé au boycott ! La suite a suivi : médiablabla, médiacris et caetera.

Je ne connais pas ces deux euh lascars. Qu’ils ne partagent pas les opinions de Marcel Gauchet, c’est leur droit ; qu’ils décident de ne pas aller à cette manifestation, rien à dire non plus. Mais qu’ils appellent au boycott, qu’ils parlent de “dégoût”, c’est un scandale.

Une pétition les encourage pourtant ! On y lit que Marcel Gauchet exprimait des idées dont “nous ne voulons pas (qu’elles) soient présentées comme tolérables”. Lesquelles ? “Les idées que les femmes seraient naturellement portées vers la grossesse, que la société souffrirait d’une “marginalisation de la figure du père” et de l’avènement d’un matriarcat psychique, que le mariage pour tous représenterait un “dispositif pervers”, que la lutte antiraciste pourrait représenter des risques”. Et donc, cette pétition proteste contre “des institutions culturelles qui donnent la parole à des idéologies dangereuses et néfastes qui, il y a encore vingt ans, auraient paru inacceptables.” Revoilà les nazis, tu veux dire ?

Vous noterez qu’il n’y a là que des questions sociétales ; le rebelle d’aujourd’hui est comme ça : du social, il s’en fout... La rebellitude va très bien avec l’abandon des classes populaires françaises à leur nullité. C’est à ce moment-là que je me lève. Je boutonne mon col de vieux militant de gauche qui en a vu des vertes et des pas mûres et a pris quelques coups. Et je décide de me solidariser avec ce monsieur Gauchet - que je ne connais pas, lui non plus. Certes, il se trouve que quelques-unes de ses opinions supposées sont les miennes ; en tous cas ce sont des questions que je me pose et sur lesquelles je cherche des avis – divergents, si possible... Mais ce n’est pas pour cela que je manifeste ici : c’est que j’ai toujours permis au gars d’en face d’exprimer une opinion contraire à la mienne sans le menacer d’une balle dans la nuque !

Au passage, je signale que, dans Le Monde, Régis Debray a excellemment synthétisé le problème – et avec humour (2). Il s’agit une fois encore de la rupture entre l’ancienne gauche anticapitaliste et la nouvelle, celle des luttes pour les homos, les femmes et contre le populisme en ce qu’il défend le peuple français, le nul, le peuple-Deschiens. J’ai relu cet été un excellent livre d’Eric Conan qui, il y a dix ans, décrivait cet abandon du peuple par la gauche (3). Et je vais maintenant citer Eric Zemmour. Sur ce sujet, et en partant, lui, de l’antiracisme, il avait, déjà en 2007, excellemment décrit l’évolution de la problématique :

“...On a bien compris que le progressisme antiraciste n’était que le successeur du communisme avec les mêmes méthodes totalitaires mises au point par le Komintern dans les années 1930. “ Tout anti-communiste est un chien. ” Tout adversaire de l’antiracisme est pire qu’un chien. En tous cas ne devrait pas être invité à la télé. Pendant vingt ans, l’antiracisme a régné en maître sur nos esprits. Alors faisons son bilan. le multiculturalisme qui remplace l’assimilation ; l’ethnicisation des questions sociales plutôt que la lutte des classes ; la déconstruction du roman national, remplacé par la concurrence victimaire ; la haine institutionnalisée de la France autour de la figure totémique de Dupont-Lajoie. L’antiracisme fut le rideau de fumée qui occulta la soumission socialiste aux forces libérales. Les antiracistes ont avec la finance internationale un point commun essentiel : le refus des frontières. Avec les progressistes de tout poil, ils ont détruit les derniers obstacles à la toute-puissance du marché : famille traditionnelle, nation, Etat. Les premiers servent les intérêts de la seconde. Idiots utiles du capitalisme.” (Eric Zemmour, Le Monde, 12 octobre 2007).

Bref. Plutôt rebelle que solidaire du peuple ! Moi, la rebellitude actuelle me navre. Elle est l’expression de cette mutation. Je me fous pas mal d’avoir l’air rebelle ; j’essaie juste d’être le moins con possible. C’est pourquoi j’ai choisi, avec le temps, un statut qui, je pense, va effrayer tous ces gens-là, celui de ringard, statut dont je suis de plus en plus fier. Oui, ayant pris l’habitude, en un demi-siècle d’être sans cesse “doublé sur ma gauche”, par des beaux-parleurs, ayant seulement cherché à faire avancer les choses ici, ne pas accepter qu’elles reculent là, je me permets de continuer à penser, avec ma petite tête, ma petite binette et mon petit râteau.

Certes, tout ceci nous renvoie au problème que pose à la société d’aujourd’hui son élite intellectuelle, l’intelligentsia, qu’il faudrait nommer plutôt intelligeoisie ou bourgentsia. Je veux parler de la tranche haute, celle qui nous cause dans le poste (car il y a évidemment une basse intelligentsia, qui rame à tenter de propager la culture dans le peuple : soirées à la salle polyvalente, ateliers d’initiation du lundi soir, intermittents du bas-spectacle, bref.) Le problème majeur que pose la bourgentsia, c’est qu’étant par essence médiatique, elle tient en respect la classe politique : un papier, un adjectif dans Libé et vous êtes mort ! Mais c’est un autre problème. Mais c’est le même.

Provocations, “décalages”, mépris affirmé du peuple, voilà les rebelles... Et pas démocrates, avec ça, hein, Edouard ! Eh bien, quittons le centre, allons vers la solitude. Et c’est donc bien une forme d’extrémisme que je préconise : le ringardisme, assumons-le. Je marche en silence, courbé sous mes pensées lentes, recherchant une autre parole, le plus loin possible de l’injonction médiatique. Et, des fois, je fais des 400 bornes... 400 ? Merde... 


1) Du 9 au 12 octobre, la 17ème édition des Rendez-vous de l’histoire se tient à Blois
2) Le Monde, 31 août 2014
3) Eric Conan, La gauche sans le peuple, Fayard, 2004


Jacques Bertin