n° 189 |
Je suis moi ! Je n’aimais pas du tout Charlie-hebdo. Autant le dire en commençant. Expectorées les rigolades de la jeunesse, j’avais cessé de le lire il y a plusieurs décennies. Lorsque j’eus compris ceci : quoiqu’ils prétendissent être bêtes et méchants, ils étaient réellement bêtes et méchants ; c’est-à-dire : cons. Hargneux contre ceux qui n’étaient pas de leur sensibilité, insultants sans vergogne, grossiers et de mauvaise foi, comme si la grossièreté était une preuve de bonne foi. L’humour va vers l’amitié, tandis que le sarcasme va vers la haine. Ils étaient incapables de distinguer. L’invention du beauf, par Cabu, par exemple, fut lamentable. Elle exprimait le mépris post-68-tard du peuple par les néo-bourgeois bobos et lilis. Le peuple, tous ces Dupont-Lajoie, ces pesants, ces lourdingues, ces ringards, le peuple était méprisable... Il est aussi de fait que tout un tas de luttes pour la liberté, la justice, la vérité étaient absentes de leurs pages. Et puis, ils avaient tous les droits, en raison même de leur statut de satyristes. Ainsi ont-ils pu insulter un de mes amis et ne publier ensuite aucun correctif : t’avais qu’à pas te trouver sous ma plume... Il y avait des journalistes honorables dans la bande, bien sûr, et je ne vais pas ici faire l’appel et dresser mes tréteaux de la justice dans le cimetière. Je me borne à ceci, expéditif comme ils étaient : ce journal était un journal de cons. Et ne me reprochez pas de blasphémer, je vous prie... Puis, ils ont trouvé plus cons qu’eux. Ils sont morts. Ce sont des victimes de la bêtise ; pas des héros. Et soudain, les beaufs se lèvent et sont des millions ! Vous avez vu ça, le peuple ? Nié, moqué, nullisé depuis une génération par les élites, le voilà dans la rue. Et admirable de dignité, de retenue, d’amitié, d’humour ! La “ France profonde ”, ainsi qu’on dit d’habitude avec mépris. T’avais rien compris, Charlie ! Les ringards ? J’en suis un ! Des fidélités dans tous les coins ; du respect pour le peuple qui m’a montré souvent, souvent, des qualités que je ne trouvais pas dans les classes supérieures ; du respect pour les provinciaux, les bouseux, pleins de l’intelligence et la dignité que je ne trouvais pas à Saint-Germain-des-Prés... Et là, tu les vois, andouille ? Ils se lèvent, les beaufs, les ringards, par millions, et ils te donnent la leçon, sombre crétin : oui, l’intelligence, oui, le respect, oui tu as le droit de ricaner, oui, tu as le droit de nous insulter, oui, nous, c’est pour l’honneur, la liberté, l’égalité, la fraternité, triple andouille ! Ca fait des années que les médiatiques leur serinent que la France est finie, qu’elle n’existe pas, que le “ roman national est forclos ”, que le populo, c’est le populisme, donc le fascisme... Puis, là, pas du tout manipulés par un plan de com’ national, pas mobilisés par les dix habituels intellos de service, juste comme on va acheter le pain, ils envahissent la rue et démentent gentiment : nous sommes la France. L’autre matin, nous étions deux-cents devant la mairie de mon bourg. Et le maire, très ému, à la fin de son discours (“ Je vais, pour terminer, dire quelque chose que je dis rarement... ”) avale un sanglot au moment de prononcer ces simples mots, à voix retenue : “ ...Vive la France ! ”. Eh bien, tout est là. Nous défendons Charlie et nous grinçons entre nos dents de beaufs : “ Vive la France... ”, imbécile ! Ce que nous défendions, ce jour-là, c’est le Droit à la connerie, que j’aimerais voir inscrit dans la Constitution. Dans ce pays, on a le droit d’être con sans se faire descendre. Je me battrai pour ça. Mais, cela dit, je ne suis pas Charlie. J’essaie de marcher à mon pas, si vous permettez. Je suis moi. Si vous permettez.
La
Mahicha.
Il s’est passé quelque chose d’étrange et d’historique, les
24 et 25 janvier, dans la banlieue de Nancy, à Vandœuvre. Ca
s’intitulait “ Rencontre de la Mahicha ”. Un samedi
et un dimanche de conférences et découvertes sur le thème de
l’histoire de la chanson. Parlons-en. Il n’a jamais existé dans notre pays de politique ministérielle sur la chanson. Tous les ministres de la culture ont, sans aucune exception, été nuls sur ce terrain. La chanson a été cédée gratuitement et une fois pour toutes à l’industrie du loisir, à la grande distribution, il y a des décennies - et les milieux artistiques et culturels ont laissé faire avec indifférence. Cette abstention fera dans le futur l’objet des rires étonnés des historiens. Un jour, sans plus de concertation, il fut décidé de créer un secteur des “ musiques actuelles ”. La chanson, ce machin démodé dont on a honte, faut croire, en fut aussitôt banni. La recherche ? Les musées ? Rien. Tandis qu’il existe des centaines de musées d’arts plastiques, il n’existe pas en France un seul lieu consacré à la chanson. Toutes les collections qui existent sont privées. C’est pourquoi quelques personnes, dont le signataire de ces lignes, sont en train de se grouper, avec l’approbation chaleureuse du maire d’une ville de 30 000 habitants, pour tenter de créer - enfin ! - une “ Maison de l’histoire de la chanson ” (Mahicha). La première “ Rencontre de la Mahicha ” a été une réussite. Quatre conférences, une expo, des ponctuations chantées (1). Reste à tout faire : recevoir des collections, monter un musée et un centre d'archivage. Tout inventer. Deux principes dirigent cette entreprise : 1) on s’intéresse à toute la chanson ; pas seulement aux vedettes ou aux succès ; 2) ce lieu sera géré par les pouvoirs publics et non les organisations commerciales professionnelles (depuis le temps, si celles-ci l’avaient voulu, elles avaient les moyens de le créer...). Cette rencontre sera suivie d’autres activités, dont les lecteurs de Policultures seront informés. Que dira le ministère ? Rien, une fois de plus ? Ou fera-t-il un geste, enfin, cinquante ans après le début de la grande négation historique ? La chanson restera-t-elle ce tabou immense dans le paysage national ?
1) Jacques Bonnadier, Martin Pénet, David Jisse, Jacques Bertin ; ponctuations par Michèle Bernard ; exposition sur Félix Leclerc, par Jean Dufour.
Jacques Bertin |