Commentaire littéraire de "Que faire?"
(Paroles et Musique de Jacques Bertin)
L'interrogation et l'action sont au cœur de nombreuses postures philosophiques
et existentielles. Jacques Bertin, auteur-compositeur-interprète
contemporain, répond à sa façon à ces problématiques
fondamentales dans une chanson écrite en 2007 et dont le titre
"Que faire?" est à lui seul un programme. Nous montrerons
successivement en quoi ce texte dense et concis par sa forme même
est un inventaire original et poétique mais aussi un programme
ambitieux revisitant à la fois ce beau courant littéraire
qu'est l'humanisme, de nombreux thèmes de la poésie lyrique
et de grands mythes antiques dont ceux d'Ulysse et de Prométhée.
Le texte frappe d'abord par sa facture (3 strophes ou couplets de 8 vers
de 11 syllabes à rimes plates aabb…) et une syntaxe énumérative
qui dégage une quinzaine d'objectifs par couplet (2 verbes formulant
2 intentions ou projets à chaque vers). Le vers impair de 11 syllabes
à rimes masculines se plie au rythme régulier 6-5, et la
rime féminine intérieure au 6ème pied semble mise
en relief par le tiret. Seul le dernier vers adopte une ponctuation différente:
une virgule et un point d'exclamation lourd d'enthousiasme et de conviction.
Cet inventaire à la Prévert- mais ici un Prévert
ô combien rebelle et incandescent !- est un catalogue de phrases
nominales à l'infinitif, mode dominant de cette chanson, excepté
au vers 23 où l'affirmation l'Homme est dans
nos mains prend alors tout son sens, sens que nous étudierons
ultérieurement. Tous ces infinitifs de modalité injonctive
paraissent dépendre d'un "il faut" implicite, répondant
à l'attente du titre. Comment ne pas voir et entendre la récurrence
insistante des paronymes "chose(s)" et "causes" qui
scandent le début et la fin de la chanson?
Le côté militant et engagé du texte apparaît
essentiellement dans la musique des mots et dans les rythmes binaires
en léger decrescendo 6-5 particulièrement sensible à
l'audition de la chanson. Les vers 6 à 8 nous en donnent un exemple
particulièrement probant à travers la reprise du préfixe
dé et donc de l'allitération de la consonne initiale d dans
défier le doute… débloquer le port,
débarquer les vivres, débusquer la mort. L'auteur
semble vouloir nous asséner sa réponse avec détermination
et efficacité. La paronomase des verbes rallumer,
ramener (vers 15-16) et la double répétition anaphorique
du verbe ramener (vers 16-17) concourent
également à cet effet de martèlement.
L'étude de l'énonciation nous pousse enfin à remarquer
un jeu intéressant d'adjectifs possessifs et de pronoms personnels.
L'auteur présent dans chaque mot de son programme s'implique particulièrement
au vers 19 : parler à mon frère-
te prendre la main. Mais il s'adresse aussi à nous,
lecteur ou auditeur, à travers la formulation plurielle du vers
20 enfants du chagrin et surtout dans le
dernier hémistiche de l'avant-dernier vers l'Homme
est dans nos mains. L'adjectif possessif "nos"
nous inclut en effet dans ce manifeste ambitieux dont la thèse
rejoint tout simplement l'Humanisme des XVIème et XVIIème
siècles.
De fait, cet inventaire s'avère aussi être un vaste programme
de vie, avec tous les risques inhérents à cette difficile
Odyssée faisant de l'homme un Ulysse en quête de sens.
Un des grands thèmes lyriques qui parcourt tout le texte est celui
du voyage, maritime le plus souvent, avec un champ lexical du mouvement
omniprésent : Courir en avant
(vers 2), lancer des bateaux (vers 4), ouvrir
une route (vers 5), atteindre la rive, débloquer
le port (vers 7), débarquer les vivres
(vers 8), avancer sans carte (vers 10), quelques
pas sur terre (vers 20), rétablir
les ponts (vers 22). Les quatre éléments (eau, air,
terre, feu) s'inscrivent dans ce parcours tout comme le temps et l'espace
évoqués au vers 9 tricher sur les
dates - sauver la maison. La violence n'est pas exclue de cette
aventure marcher au canon, violer le cadastre, rétablir
les ponts (vers 21, 22).
Mais le voyage de la vie est également périlleux. Il faut
de l'audace cueillir le grand vent (vers
5), planter dans la mer (vers 18), de la
témérité se laisser hanter
(vers 15), de la révolte liée au goût du risque avancer
sans carte vers 10), nier le problème
(vers 4), gonfler les enjeux (vers 11), tutoyer
le drame (vers 12), renverser la table -
nier le destin (vers 13), défier les
astres (vers 21). Comment ne pas évoquer le mythe de Prométhée
dans les expressions débusquer la mort
(vers 8), retoucher la fin (vers 14) et surtout
rallumer le feu (vers 12), sans oublier la
double récurrence anaphorique du verbe défier aux vers 6
et 21 ? Ces difficultés et embûches nous rappellent
que le passage de l'homme sur terre ressemble parfois à une tragédie
un drame (vers 12) faisant de nous des enfants
du chagrin (vers 20), et qu'il nous conduit inéluctablement
à la mort. Mais avant ce terme fatal, il y a bien sûr la
découverte de tout ce qui fait le sel, le sens de la vie.
La vie est action, engagement, détermination comme l'affirment
les premiers mots de la chanson fonder quelque chose,
demeurer vivant. Elle est aussi amour : fonder
l'amour même et l'homme nouveau (vers 3), plaider
la passion (vers 10), te prendre la main
(vers 19) : geste dont la simplicité même évoque
la tendresse, la complicité. Elle est également fraternité
au cœur de cet humanisme évident qui irradie tout le texte. Il
est difficile de ne pas être sensible à la récurrence
du mot homme avec minuscule au vers 3, puis majuscule aux vers 15,16,17,18
et 23. A l'homme de créer (fonder revient en anaphore aux vers
1 et 3), de découvrir, d'inventer de l'âme
(vers 11). Ce mot clé revient en fin de second couplet: tout
réinventer (vers 16). L'objectif est herculéen à
l'égal de celui que formulait déjà au XIXème
siècle le poète symboliste Arthur Rimbaud soucieux de changer
la vie. Ce manifeste pour l'aventure humaine devient ainsi un credo en
l'homme capable de transcender sa condition humaine croire
dans ces fables (vers 14), croire dans des
choses (vers 23).
C'est à ce prix que l'homme pourra être heureux tout simplement
à travers des besoins aussi fondamentaux que boire, manger et aimer.
Voilà ce que dégage magistralement la chute de cette chanson
boire dans des causes, aimer à sa Faim !
Ce manifeste exaltant pour vivre pleinement l'aventure humaine est donc
bien une réflexion sur les valeurs de l'être qu'il nous appartient
de cultiver. La double répétition du verbe cueillir aux
vers 5 et 19 nous rappelle discrètement Horace et son fameux Carpe
Diem. Jacques Bertin semble nous inciter au courage et à l'audace.
A sa suite, sachons cueillir en hiver et planter
dans la mer (vers 17 et 18) pour que l'homme reste à sa
vraie place dans une société difficile qui peut parfois
le diminuer, l'abîmer, le nier. Montaigne nous donnait déjà
le même conseil dans les Essais : "Il n'est
rien de si beau et de si légitime que de bien Faire l'homme et
dûment".
PS. Il est important de préciser que cette chanson donne son titre
au dernier album "live" de Jacques Bertin et précède
une autre chanson "Les chants des hommes", poème
de Nazim Hikmet (1901-1963) mis en musique par André Grassi.
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