Mathilde Devoldère 14 juin 2008

 

Autour de "Que faire?" (Paroles et Musique de Jacques Bertin)

 

Le travail sur la chanson "Que faire" s'inscrit dans un contexte bien particulier. Il fait suite à un récital ô combien enthousiasmant de l'auteur, compositeur, interprète Jacques Bertin, à la MJC de Chambéry le 1er mars 2008. Les prolongements scolaires ont été donnés par Mathilde Devoldère, professeur de Lettres Classiques au Lycée St Ambroise de Chambéry, dans ses deux classes de Français, avec des objectifs différents.

En classe de Seconde, le texte a été proposé dans un contrôle, bilan de fin d'année, pour que chacun des 34 élèves réagisse individuellement et spontanément, le professeur ne donnant aucune consigne particulière. Il s'agissait de voir comment de jeunes lycéens pouvaient analyser et s'approprier un texte littéraire, en utilisant éventuellement une grille d'outils techniques élaborée en cours d'année et indispensable à l'écriture de commentaire. Le résultat fut prometteur, beaucoup repérant la thèse, les nombreux procédés stylistiques, la puissante musicalité de la chanson produite par les récurrences de termes, le rythme, une versification d'une réelle subtilité, voire la réécriture de quelques grands mythes. Cette ébauche a servi ensuite pour le professeur qui a entièrement rédigé le commentaire pour le travailler avec une classe de Première dans une autre finalité.
Les 31 élèves de 1ère L et ES ont dans leur descriptif de baccalauréat pour l'EAF (Epreuve Anticipée de Français 2008) une longue séquence articulée autour du voyage. Par la chronologie, le nom de Jacques Bertin clôt une liste de grands auteurs, poètes et prosateurs ayant abordé le sujet: Du Bellay, Montaigne, La Fontaine, Rousseau, Voltaire, Rimbaud, Cavafy.
L'étude du texte, le dernier de cette année scolaire, a permis un rappel de la méthode de commentaire, l'une des trois épreuves du Baccalauréat avec l'écriture de dissertation et l'écriture d'invention. Le corrigé-type qui suit n'est bien évidemment qu'une approche parmi d'autres lectures possibles. De même, les élèves de Première sont susceptibles d'être interrogés sur ce texte, à l'épreuve orale du Baccalauréat.
Une fois l'étude méthodique achevée, il restait au professeur le plaisir mais aussi la nécessité de faire découvrir à ses élèves comment le verbe était porté par l'interprétation. A l'écoute plusieurs fois redemandée de la chanson, beaucoup furent sensibles à la mystérieuse et magique alchimie entre voix, paroles et musique.
Que souhaiter à cette belle et grande chanson, sinon qu'elle trace son chemin, en apportant à chacun une réponse possible à ses propres interrogations?

 

 

Commentaire littéraire de "Que faire?" (Paroles et Musique de Jacques Bertin)


L'interrogation et l'action sont au cœur de nombreuses postures philosophiques et existentielles. Jacques Bertin, auteur-compositeur-interprète contemporain, répond à sa façon à ces problématiques fondamentales dans une chanson écrite en 2007 et dont le titre "Que faire?" est à lui seul un programme. Nous montrerons successivement en quoi ce texte dense et concis par sa forme même est un inventaire original et poétique mais aussi un programme ambitieux revisitant à la fois ce beau courant littéraire qu'est l'humanisme, de nombreux thèmes de la poésie lyrique et de grands mythes antiques dont ceux d'Ulysse et de Prométhée.


Le texte frappe d'abord par sa facture (3 strophes ou couplets de 8 vers de 11 syllabes à rimes plates aabb…) et une syntaxe énumérative qui dégage une quinzaine d'objectifs par couplet (2 verbes formulant 2 intentions ou projets à chaque vers). Le vers impair de 11 syllabes à rimes masculines se plie au rythme régulier 6-5, et la rime féminine intérieure au 6ème pied semble mise en relief par le tiret. Seul le dernier vers adopte une ponctuation différente: une virgule et un point d'exclamation lourd d'enthousiasme et de conviction.


Cet inventaire à la Prévert- mais ici un Prévert ô combien rebelle et incandescent !- est un catalogue de phrases nominales à l'infinitif, mode dominant de cette chanson, excepté au vers 23 où l'affirmation l'Homme est dans nos mains prend alors tout son sens, sens que nous étudierons ultérieurement. Tous ces infinitifs de modalité injonctive paraissent dépendre d'un "il faut" implicite, répondant à l'attente du titre. Comment ne pas voir et entendre la récurrence insistante des paronymes "chose(s)" et "causes" qui scandent le début et la fin de la chanson?
Le côté militant et engagé du texte apparaît essentiellement dans la musique des mots et dans les rythmes binaires en léger decrescendo 6-5 particulièrement sensible à l'audition de la chanson. Les vers 6 à 8 nous en donnent un exemple particulièrement probant à travers la reprise du préfixe dé et donc de l'allitération de la consonne initiale d dans défier le doute… débloquer le port, débarquer les vivres, débusquer la mort. L'auteur semble vouloir nous asséner sa réponse avec détermination et efficacité. La paronomase des verbes rallumer, ramener (vers 15-16) et la double répétition anaphorique du verbe ramener (vers 16-17) concourent également à cet effet de martèlement.
L'étude de l'énonciation nous pousse enfin à remarquer un jeu intéressant d'adjectifs possessifs et de pronoms personnels. L'auteur présent dans chaque mot de son programme s'implique particulièrement au vers 19 : parler à mon frère- te prendre la main. Mais il s'adresse aussi à nous, lecteur ou auditeur, à travers la formulation plurielle du vers 20 enfants du chagrin et surtout dans le dernier hémistiche de l'avant-dernier vers l'Homme est dans nos mains. L'adjectif possessif "nos" nous inclut en effet dans ce manifeste ambitieux dont la thèse rejoint tout simplement l'Humanisme des XVIème et XVIIème siècles.
De fait, cet inventaire s'avère aussi être un vaste programme de vie, avec tous les risques inhérents à cette difficile Odyssée faisant de l'homme un Ulysse en quête de sens.


Un des grands thèmes lyriques qui parcourt tout le texte est celui du voyage, maritime le plus souvent, avec un champ lexical du mouvement omniprésent : Courir en avant (vers 2), lancer des bateaux (vers 4), ouvrir une route (vers 5), atteindre la rive, débloquer le port (vers 7), débarquer les vivres (vers 8), avancer sans carte (vers 10), quelques pas sur terre (vers 20), rétablir les ponts (vers 22). Les quatre éléments (eau, air, terre, feu) s'inscrivent dans ce parcours tout comme le temps et l'espace évoqués au vers 9 tricher sur les dates - sauver la maison. La violence n'est pas exclue de cette aventure marcher au canon, violer le cadastre, rétablir les ponts (vers 21, 22).
Mais le voyage de la vie est également périlleux. Il faut de l'audace cueillir le grand vent (vers 5), planter dans la mer (vers 18), de la témérité se laisser hanter (vers 15), de la révolte liée au goût du risque avancer sans carte vers 10), nier le problème (vers 4), gonfler les enjeux (vers 11), tutoyer le drame (vers 12), renverser la table - nier le destin (vers 13), défier les astres (vers 21). Comment ne pas évoquer le mythe de Prométhée dans les expressions débusquer la mort (vers 8), retoucher la fin (vers 14) et surtout rallumer le feu (vers 12), sans oublier la double récurrence anaphorique du verbe défier aux vers 6 et 21 ? Ces difficultés et embûches nous rappellent que le passage de l'homme sur terre ressemble parfois à une tragédie un drame (vers 12) faisant de nous des enfants du chagrin (vers 20), et qu'il nous conduit inéluctablement à la mort. Mais avant ce terme fatal, il y a bien sûr la découverte de tout ce qui fait le sel, le sens de la vie.
La vie est action, engagement, détermination comme l'affirment les premiers mots de la chanson fonder quelque chose, demeurer vivant. Elle est aussi amour : fonder l'amour même et l'homme nouveau (vers 3), plaider la passion (vers 10), te prendre la main (vers 19) : geste dont la simplicité même évoque la tendresse, la complicité. Elle est également fraternité au cœur de cet humanisme évident qui irradie tout le texte. Il est difficile de ne pas être sensible à la récurrence du mot homme avec minuscule au vers 3, puis majuscule aux vers 15,16,17,18 et 23. A l'homme de créer (fonder revient en anaphore aux vers 1 et 3), de découvrir, d'inventer de l'âme (vers 11). Ce mot clé revient en fin de second couplet: tout réinventer (vers 16). L'objectif est herculéen à l'égal de celui que formulait déjà au XIXème siècle le poète symboliste Arthur Rimbaud soucieux de changer la vie. Ce manifeste pour l'aventure humaine devient ainsi un credo en l'homme capable de transcender sa condition humaine croire dans ces fables (vers 14), croire dans des choses (vers 23).
C'est à ce prix que l'homme pourra être heureux tout simplement à travers des besoins aussi fondamentaux que boire, manger et aimer. Voilà ce que dégage magistralement la chute de cette chanson boire dans des causes, aimer à sa Faim !


Ce manifeste exaltant pour vivre pleinement l'aventure humaine est donc bien une réflexion sur les valeurs de l'être qu'il nous appartient de cultiver. La double répétition du verbe cueillir aux vers 5 et 19 nous rappelle discrètement Horace et son fameux Carpe Diem. Jacques Bertin semble nous inciter au courage et à l'audace. A sa suite, sachons cueillir en hiver et planter dans la mer (vers 17 et 18) pour que l'homme reste à sa vraie place dans une société difficile qui peut parfois le diminuer, l'abîmer, le nier. Montaigne nous donnait déjà le même conseil dans les Essais : "Il n'est rien de si beau et de si légitime que de bien Faire l'homme et dûment".


PS. Il est important de préciser que cette chanson donne son titre au dernier album "live" de Jacques Bertin et précède une autre chanson "Les chants des hommes", poème de Nazim Hikmet (1901-1963) mis en musique par André Grassi.


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