Crolles
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Un soir à Crolles, le chant d'un homme
Combien de temps, me disais-je, combien de temps, combien de fois? Qu'importe puisqu'il était là à nouveau devant moi, devant nous. La scène de l'espace Paul-Jargot, à Crolles, était noire. Noire aussi la chaise où désormais Bertin replie sa longue silhouette pour chanter. On l'a connu campé devant son public, embarrassé de ses ailes d'albatros. Puis vint l'époque de la chaise. Mais même assis, Jacques est debout. Debout dans sa tête. Debout dans sa permanence. Les chansons s'égrenaient. Des chansons? Mieux. Des éclats de ce Chant des hommes qui, avant lui, n'ont jamais trompé Nazim Himket immanquablement présent à chacun de ses concerts. Combien de temps, combien de fois? Rencontres, retrouvailles, instantanés, bousculade sous le front. Des lieux, des refuges, des havres. Des salles pas forcément vastes mais toujours de l'exacte dimension du coeur, la seule qui importe. Villes, bourgades, pays intime des mots et des notes, "paroisses à la périphérie de la paix". Remenber. Mâcon, il y a si loin déjà, du temps où Guy Foissy portait la culture populaire à bout de bras. Un peu plus haut, à l'Est, Lip, c'était fini, comme disait l'autre, et Jacques "tournait" alors avec Levallet et sa bande. Du temps où Philippe, Jean-Gabriel et quelques autres fabriquaient la revue Entailles que je m'apprêtais à rejoindre. Lyon dans la brume de la mémoire, Vienne au soleil couchant dans la cour de l'école Robin dominant le Rhône, Villars-de-Lans engivré, le Bois-Barbu des Charlemagne pour laisser "passer l'hiver", "La Table Ronde" à Grenoble, le verre pris à "L'Apollon", l'accueil réitéré de Rénata Scant... Ou bien encore, entre deux "Cafés de la danse" à Paris, Le Grand-Lemps des "Chansons buissonnières" (1) où Bonnard, juste à côté, a laissé des fragments de son âme. Tant de destinations, tant d'escales. "La lampe du tableau de bord c'est mon étoile du nord je vais très loin". Sans oublier, avant ou après les récitals, ces brefs moments de partage à la table d'un bistrot de Buis-les-Baronnies - avec Serge Pauthe et Lionel dans les parages (2) - ou sous les voûtes de la Brasserie Georges, à deux pas de Perrache, avec la trop discrète Isabelle Bonnadier. Et puis ce soir d'été à Avignon, où nous avions enquillé des bornes pour être là, pile à l'heure des cigales et de la Fête étrange. Combien de temps, combien de fois? Nous eûmes simplement bientôt un peu plus de cheveux en moins, un peu moins d'idéaux en plus. Pour le reste, ma foi... Il arrivait que nous parlions boulot, c'est-à-dire journalisme et compagnie. Avant qu'on ne la fausse, justement, la compagnie. Le mot "retraite" se glissa doucettement. Souvenirs, grands rires, amis partis aussi hélas. "Veilletet, t'as pas su? ll est mort en janvier, je ne m'en suis pas remis". Non, je ne savais pas que Pierre-le-Bordelais s'était éclipsé au seuil de cet an neuf en treize. C'est Bertin, donc, qui me l'apprend, comme ça, entre deux portes de l'endroit où il va chanter ce soir de mars et de printemps naufragé. Au-dessus de nous, la Chartreuse se planque dans une sale brume qui nous enfume et nous enrhume. Ah! "l'humidité qui suinte comme l'éternel poison"... A vingt heures trente pile, les lumières s'éteignent, l'"artiste" met le cap. Sa guitare comme un gouvernail. Les claviers complices de Laurent Desmurs. Et puis la voix. Immuable. Magnifique. Chaleureuse. Mais les adjectifs encombrent. Disons: la voix tout court, entendez si longue. Un vrai chanteur, c'est quelqu'un qui ne chante pas seulement en nous lorsqu'on l'écoute en public, en disques ou même (soyons fous, cela advient quelquefois, merci à Philippe Meyer et à un ou deux autres) à la radio. Non, un vrai chanteur, ça chante en nous tout le temps. A la cuisine, à la salle de bain, au jardin, au bureau, en attendant le train ou le déluge, partout. Un vrai chanteur, c'est quelqu'un qui chante même quand il ne chante pas. Tiens, voilà en ouverture Retour à Chalonnes, puis Les Nouvelles du soir de Jaccottet, Noël de Luc Bérimont avec, s'il vous plaît, ce final sifflé estampillé "obligatoire" sur la partition de Léo Ferré. L'homme qui chante tend l'oreille vers son pianiste garant de l'ordre des titres. Un triptyque de doigts levés suffit pour annoncer Trois bouquets. La chanson suivante porte en titre le mot qui résume le mieux la trajectoire de celui qu'on est venu réécouter pour la énième fois: La Fidélité ("Nous avons fait tout ce qu´il faut pour préparer l´aube de l´âme / Nous avons maintenu le feu, le chant, les larmes, les amours"). Fidélité à un chemin de ferveur et de fraternité ouvert dès les années 60 au farouche à-pic du show-biz. Fidélité à un sens du partage et des espérances, tous ces trucs et machins plus guère à la mode. Fidélité à cette "sainte jeunesse" que n'a pas perdue de vue non plus Jean Vasca, le dernier d'une bande des cinq amputée de Brua, d'Elbaz et de Juvin: "Amis, soyez toujours ces veilleuses qui tremblent..." (3). Fidélité à Cadou, à Caussimon, à Jacques Douai, à Aragon et à son si poignant Maintenant que la jeunesse mis en musique par Lino Léonardi. Fidélité au fleuve nourricier qui coule à Chalonnes, le port d'attache ; à ses "grands bras", à ses "îles", à ses "villages dispersés comme des perles / sur la Loire douce à mon cou parfaitement". Fidélité aux "biefs du coeur". Et tant pis si celui de Jacques Bertin a souvent saigné à vif puisque l'homme est Blessé seulement (2) et que, après tout, la solitude et l'abandon, l'échec et la désillusion, ont inspiré au vaillant brandisseur de "lampe allumée" quelques-unes de ses plus belles oeuvres. Allez, il se fait tard. Le concert de Crolles va s'achever. Dehors, la brume du Grésivaudan, "manteau de pluie, manteau de peine", n'en finit plus de dégouliner de la falaise. Bertin a imploré le fiston ("Il faut venir parce que c'est Noël") et nous a rassurés ("Il est venu"). Il a salué une nouvelle fois La Jeune fille blonde qui hante sa mémoire. Il a rendu hommage aux Curés rouges et aux "gens de l'ombre" (Gloire à vous!), non sans avoir magistralement interprété, les yeux rivés sur le pupitre des paroles, cette envoûtante suite poétique impossible à retenir par coeur et sobrement intitulée Le Passé? (avec, oui, un point d'interrogation): "Et ils sont là et les voilà qui tambourinent dans ta porte / nous voulons dans ta maison vide et ton âme nous installer / nous sommes le passé vivant que l'histoire en grinçant t'apporte / nous monterons nos tentes de papier ce soir sur ton palier..." Demain, une autre scène attend le voyageur qui va "à l'amitié comme à des auberges" ou "des églises", là où on se "tient seul transi pour des laudes furtives", là où il "fait tiède comme dans un coeur échoué". Longue route, Jacques, "No surrender" (4), et n'en doute pas: la "fête étrange et très calme" est au bout du chemin. Ce frémissement, c'est "l'amour en un sanglot un sourire léger". Et plus loin, là-bas, entend déjà "les musiciens silencieux et doux". Cette fois-ci, c'est sûr, les renforts arrivent. Chut, écoute, c'est eux, "les v'là!".
Didier POBEL http://dpobel.over-blog.com/article-un-soir-a-crolles-le-chant-d-un-homme-116891536.html
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