Main lourde sur la chanson légère

par Philippe Geoffroy

 

Main lourde sur la chanson légère
(A propos de la réédition en 2007 dans Reviens, Draïssi de «L’affaire Trenet», article paru dans Politis du 22 février 2001)

 

 

Avec l'autorisation de son auteur, Philippe Geoffroy, nous publions ici une "amicale contradiction" à l'article "l'affaire Trenet".
J.B.




La patte du journaliste, quand il donne dans le billet d’humeur, ne fait pas toujours le détail. Reconnaissons à Jacques Bertin qu’il a une idée suffisamment haute de son double métier de chanteur et de journaliste pour ne pas céder à la facilité ou à la simplification. Autant dire, puisqu’il est aussi mon ami, que je le conteste ici sur du détail, et que je n’écris ces lignes, qui développent des idées que j’ai évoquées devant lui, qu’à son invitation expresse. Voici la «querelle» : l’article sur la mort de Trenet, que Jacques réédite à six ans de distance, me laisse un peu songeur, à deux titres. Je sais, j’arrive après la bataille, s’il y en a eu une. Mais puisque Jacques persiste, j’argumente.

Premier point : Félix Leclerc contre Charles Trenet. Félix aurait été le premier chanteur à raconter sa vie dans ses chansons, et Trenet aurait été et serait resté l’aimable amuseur du samedi soir.

Que les deux artistes, bien qu’exacts contemporains, diffèrent profondément, c’est une évidence. Que l’art de Trenet ne relève pas de la poésie, je le pense aussi. Mais là où Jacques force le trait, c’est quand il oppose d’un côté un bloc «Trenet» (les conventions du music-hall et le divertissement), de l’autre un bloc «Félix» (l’authenticité, la mise en jeu de sa propre vie), puis promeut Félix fondateur unique de la lignée des auteurs-compositeurs-interprètes modernes. Dieu sait que j’aime les chansons de Félix, qu’elles sonnent «vrai», humain, qu’elles sont enracinées dans sa vie, dans les lieux et le pays qu’il a aimés, que Jacques Canetti a dû aller chercher lui-même ce quasi sauvage qui ne demandait pas à passer au music-hall. Pour autant, je ne crois pas que la candeur brute, quasi cadastrale, de Notre sentier, soit, en chanson, la seule façon de raconter sa vie. Prenons les chansons du folklore, par exemple : certes, elles nous apparaissent maintenant avec l’évidence de l’archétype, épurées, idéalisées, canonisées. Mais je suis convaincu qu’Aux marches du palais, A la claire fontaine et même Adieu foulards sont autant de tranches de vie, où le «je», le «tu», le «nous» et la «Doudou à moin» incarnent autant de personnages qui doivent peu ou prou à la vie du ou des auteurs. Et quant aux canons du music-hall, on ne dénie pas à Ronsard le lien entre ses poèmes, sa vie et ses Amours, au motif qu’il emprunte aux conventions de son époque.

Certes, Jacques met le doigt sur quelque chose quand il parle du chanteur Trenet comme d’un «personnage». Indéniablement, le «je» de Trenet est plus ambigu que celui de Félix. Parce que ce «je» est multiple. Pour autant, raconte-t il moins sa vie dans ses chansons ? Je suis persuadé du contraire. Il y a déjà un Trenet qui manie un «je», disons, authentique, à la manière de Félix Leclerc en quelque sorte : c’est celui du petit garçon qu’il était ; cet art, de Papa pique et Maman coud au plus récent et plus conventionnel Que veux-tu que je te dise, culmine dans la si peu correcte, si originale, si inspirée et si poignante Folle complainte.

Il y a de nombreux autres «je» de Trenet, là n’est pas vraiment le sujet qui nous intéresse aujourd’hui ; j’en retiens simplement un autre qui illustre mon propos, c’est celui du «je» masqué. Il suffit d’une petite translation, voire d’une transformation par symétrie axiale, comme parfois chez Proust, pour retrouver un «antécédent», un «original», lui, bel et bien incarné. Le «je» masqué du Trenet du Jardin extraordinaire, dont on peut se demander si c’est bien avec «la plus belle des filles» qu’il a une aventure, peut apparaître comme une façon originale de détourner, justement, les canons du music-hall.

Mais surtout, pour en finir provisoirement avec cette «question du sujet lyrique», comme le dirait mon agrégée de lettres d’épouse, je doute qu’on évalue la valeur d’un artiste, fût-il chanteur, à seule aune du vécu reflété par son œuvre. On mesure tout au plus une facette de l’auteur-compositeur-interprète. A l’extrême limite, on trouve par exemple l’écriture autobiographique et «locale», plate, au degré zéro, du slam de Grand corps malade (Saint-Denis ou Le jour se lève). Pardon, ce garçon a beau avoir l’air sympathique, et, à défaut d’être moderne, être porté au pinacle de la création contemporaine par Télérama, il me semble représentatif de l’évidence selon laquelle la charge autobiographique ne suffit pas à donner du style.

Deuxième point : la promotion de Trenet comme le personnage léger emblématique de la nouvelle société des socialistes au pouvoir.

Sur la «légèreté» de Trenet : le personnage et l’œuvre de Trenet me paraissent complexes et riches. Je pense dès lors que le «mode mineur» dont sourit Jacques est en réalité l’un des vecteurs (avec la maîtrise de la scène, avec la construction précoce du personnage du Fou chantant accompagné de sa panoplie) d’une expression artistique qui a souvent pu être non seulement authentique (voir plus haut) mais aussi originale.

Certes, par moments, chez Trenet, on fait la moue devant quelques poncifs qui sentent les morceaux choisis, une rime convenue, telle ou telle mièvrerie, l’usage quelquefois forcé de la cheville. Mais Trenet innove aussi : il a le sens de la surprise, du contraste, de la mise en situation incongrue (le Brassens du Gorille et du Mécréant lui devra beaucoup à cet égard), du changement de point de vue, de la métamorphose (au hasard : Le Revenant, Il y avait des arbres,  L’Epicière, Les gendarmes s’endorment sous la pluie). Sans parler de l’art de mettre la bonne syllabe sur la bonne note, comme disait le même Brassens, ni même évoquer mille trouvailles de style qui émaillent les chansons.

Or cet art décalé, doux-amer, parfois grinçant, est souvent mis au service de l’évocation de sujets peu légers en eux-mêmes. Si Trenet donne dans le conte de fées, ce sont des contes cruels. Le drame est là. Seulement, il est évoqué avec distance : les ruptures familiales sont emportées par l’humour dans A la porte du garage ; il en va de même du meurtre de l’amant dans Mam’selle Clio ; et la chanson fondatrice qu’est Je chante raconte l’histoire d’un suicide sur un air de fox-trot. Une caractéristique essentielle de Trenet est là, dans le décalage de la forme et du fond. Il n’est certes pas un précurseur en la matière : le folklore (Vive la rose), ou plus récemment Georgius y ont eu recours avant lui. Mais l’originalité profonde de Trenet est sans doute d’avoir systématisé le décalage, de l’avoir poussé au paroxysme, de s’être placé au point exact d’un équilibre instable (d’où peut-être les nombreuses chutes) où s’opposent l’authenticité et le masque, le drame et la légèreté, l’enfant et l’homme, le music-hall et la confidence, tout en restant fidèle au socle immuable d’histoire personnelle (l’enfance, quelques lieux) et collective (l’Histoire de France, la Légende dorée, le folklore, le swing, l’approche classique de l’écrit), point qui est le pivot de cet équilibre.

Un dernier mot, non plus sur l’art de Trenet proprement dit, mais sur les chanteurs symboles de la période socialiste. Je ne sais pas s’il y a eu une volonté délibérée des pouvoirs publics de promouvoir Trenet plus qu’un autre pour l’ériger en symbole. Il y a eu, bien sûr, le complexe jeu de légitimation croisée entre le pouvoir et certains artistes. Il y a eu certes la volonté de Pascal Sevran et de Jack Lang de lui décerner la Légion d’Honneur. Mais le mouvement est venu essentiellement du public. Tout au plus a-t-il été accompagné par des jeunes artistes de la «nouvelle chanson française», qui, à la mort de Brassens en 1981, avaient dû se trouver un nouvel aïeul survivant.

Jacques parle de Trenet et d’Higelin comme des chanteurs symboles des socialistes ; il ne faudrait pas oublier, dans l’aréopage mitterrandien, de citer Barbara, laquelle dédia en 1981 Regarde au nouveau président, chanson qu’elle rechanta lors de la campagne présidentielle suivante en soutien à l’intéressé. De fait, ces années virent une Barbara quasi rock star se hisser au rang de mythe, au moins autant que Trenet. Et pourtant l’auteur de Nantes, de la Petite cantate et de Rémusat, loin d’alléger la charge de ses thématiques, a continué d’incarner, en ces années comme avant, et au plus haut degré, tout le tragique du «je» souffrant (la discographie de Barbara est avant tout une autobiographie).

Au bout du compte, et on me permettra peut-être de parler de mon expérience personnelle, l’élection de Mitterrand a peut-être quand même un peu contribué à relancer la carrière d’un Trenet. Mais ce fut de façon indirecte, et l’effet Trenet n’en fut qu’un sous-produit. Voici peut-être comment. Une partie de ma génération avait eu de la peine à se reconnaître comme membre à part entière d’une France giscardienne au pouvoir un peu hautain, et, très jeune encore (il est si difficile de nuancer à 18 ou 20 ans) était tentée par le rejet des politiciens en place, et avec eux des institutions, de la société et même de l’idée du pays natal. Sous Giscard, nous écoutions Ferré, depuis l’Italie, ne cesser d’insulter l’électeur français que pour vomir sur le mariage. Nous l’écoutions sans distance. Sans faire la part du «biais autobiographique» du chanteur, justement.

Le seul «effet Mitterrand» (on me comprendra peut-être en songeant aux affiches de la campagne 1981, avec leur petit village français à l’arrière-plan) que j’aie ressenti intérieurement de façon tangible à l’époque, ce fut celui d’un apaisement entre l’idée de société et moi, et ma réconciliation avec la dimension historique de la France. Effet de ma propre maturité, autant que celui d’avoir élu un Président dont, un peu naïvement, je pensais alors qu’il me représentait davantage ? Peut-être. En tous cas, c’est à ce moment-là que j’ai été prêt pour écouter un Trenet que je n’avais approché jusqu’alors qu’avec curiosité, voire même un peu de méfiance.

Constatons que la relance de Trenet dans les années 1980 et 1990 repose essentiellement sur son répertoire ancien (même si l’on peut mettre à part quelques chansons du disque Mon cœur s’envole, c’est à bon droit que Jacques souligne la faiblesse des derniers CD). J’ai déjà souligné ce que ce répertoire devait à un socle immuable, autant lié à l’histoire collective française qu’à l’aventure personnelle de l’artiste. Alors, que Trenet ressuscite dans les années Lang, ce n’est pas que triomphe la légèreté. Ce n’est pas parce que Lang le pousse. C’est que le balancier, après des années de programme commun, de bon choix, de révolution prolétarienne imminente, la querelle scolaire terminée et les communistes ayant quitté du gouvernement, est pour un temps passé du côté du consensus autour de l’éternel national, dont Douce France et «La France Unie» sont deux avatars, angéliques et un peu surannés.

Philippe Geoffroy

Proposer un texte à la revue Les Orpailleurs