Lettre de Jean-Pierre Liénard à Jacques Bertin

 

Lettre de Jean-Pierre Liénard à Jacques Bertin
 

 

Avec l'autorisation de son auteur, nous publions ici une "lettre à Jacques Bertin" de Jean-Pierre Liénard, de Velizy. Il décrit comment dans les années soixante-dix, lui-même et son entourage vivaient avec, et même dans la chanson. Ce texte nous semble "rendre" à la perfection une époque et une atmosphère, une culture qui, si l'on croyait les journaux, les chroniqueurs, les sociologues d'aujourd'hui, semblerait n'avoir jamais existé.

Toute idée de publicité commerciale mise à part, précisons que Jean-Pierre Liénard accueille ses clients au restaurant éthiopien Entoto, rue Léon-Maurice Nordmann, à Paris dans le treizième arrondissement.




Peut-on lire les chansons comme des poèmes ? "Elle court, elle court la maladie d'amour…" certes, mais pas dans un recueil poétique. Moustaki avait bien essayé de défendre l'affirmation de la chanson comme forme d'art à part entière de la poésie. Mais certains se souviennent encore d'un échange télévisuel assez vif entre Béart et Gainsbourg, le second minimisant la chanson en comparaison des arts majeurs. Durant toute mon adolescence et mes années d'apprentissage du métier d'homme, je me suis intéressé à cette question. Mon père avait écrit des poèmes dans le pur respect des règles classiques définissant la ballade, le sonnet, le rondeau… et n'accordait sa clémence qu'à la chanson rive-gauche et à ses grandes interprètes telles Cora Vaucaire ou Juliette Gréco. Mon goût pour la poésie remonte à mes années de lycée (Apollinaire, Verlaine, Rimbaud, Baudelaire, mais aussi Max Jacob, Francis Jammes, Anna de Noailles et quelques symbolistes, tous cueillis dans la bibliothèque de mon père), puis je découvrais seul Aragon ou Neruda (grâce à la collection Poésie Seghers), et d'autres encore grâce à l'incontournable Lagarde et Michard. A la même époque, sans doute par l'effet de la musique alors en pleine mutation avec l'apparition des chanteurs à guitare et autres rockers, je commençais donc à m'aventurer hors de la musique classique (car chaque dîner familial était accompagné par France Musique, sur le poste à lampe "Telefunken") et découvrais véritablement la chanson. C'était le début des années 70, les années Discorama. Léo Ferré donnait à Denise Glaser son interprétation du mystérieux refrain de la "Romance du Mal Aimé" : "Voie lactée ô sœur lumineuse…". Ma cousine émancipée écoutait le "Métèque" de Moustaki ou le premier Serge Lama. Mon père continuait de préférer Juliette Gréco, Cora Vaucaire et "La chanson des blés d'or"

Je partais alors à Toulouse pour trois ans d'études supérieures. Mes parents avaient offert au jeune migrant un poste radiocassette. Je me souviens avoir entendu, toujours sur ma chère France Musique, le midi, dans ma chambre de moine, une émission consacrée à la chanson (peut-être de Marc Legras, je ne sais plus très bien). J'y découvrais toute la génération des auteurs-compositeurs de l'époque. D'ailleurs, autour de moi dans la résidence, fleurissaient les apprentis guitaristes, partagés entre rock et folk bien sûr. Je nouais des amitiés avec tous y compris ceux, plus rares, capables de chanter en s'accompagnant à la guitare, le répertoire des chanteurs que j'aimais et d'autres que je ne connaissais pas encore. Dans une des lettres que nous échangions alors, mon père m'avait fait grand plaisir en rendant compte avec éloges de la diffusion, toujours sur France Musique, de l'oratorio de Léo Ferré sur "La romance du mal aimé". J'y voyais un signe encourageant pour approfondir ma connaissance. Bruno venait de me jouer "Le petit royaume" de Julos, "Le poète et la rose" et "On l'appelle Madame" des Enfants Terribles. J'allais aux concerts dans la région toulousaine : Juvin (dans un amphi de l'Ecole Nationale de l'Aviation Civile !), Higelin, Moustaki, Lluis Llach, Théodorakis (à la Halle aux Grains), Tachan (en concert de soutien à l'invitation d'un syndicat). A Paris, avec Fredo, nous assistâmes à la dernière du spectacle de Julos "Mon terroir c'est les galaxies" avec Jack Treese au picking. Aux invitations ou aux anniversaires, j'offrais les "Célébrations" de Vasca. Jean-Pierre m'avait initié à Paco Ibañez chantant les poètes espagnols. Fredo m'apprenait les chansons de Llach en catalan.
L'association des élèves avait fait venir en concert dans la salle de réception de l'école un certain Alain Bert (qui chantait "chabadabadabada bada Bandabader") puis Roger Siffer et même John Renbourn ! Mon binôme de troisième année gagnait quelques sous en chantant Vinicius de Moraes et Ricet-Barrier dans un bar de Toulouse. Du coup c'est une bonne partie de la promotion qui connaissait par cœur "Odile", "Les tractions avant" ou "Stanislas". Un copain avait fait 200 bornes à vélo pendant les vacances de Pâques pour se rendre au premier Festival du Printemps de Bourges. Nous lui demandions de nous raconter le concert de Dick Annegarn… Pierre-André et Pavlo m'invitant à déguster une soupe à l'ail (mitonnée dans la piaule !) me révélèrent les chansons de Mac Orlan. C'est à Pierre-André que je dus la découverte de Bobby Lapointe. En semaine il était courant que Bruno, toujours lui, au répertoire et aux capacités guitaristiques étendues, vînt me chanter par dizaines des chansons de Dylan, Béart, Anne Sylvestre, Félix et G. Vigneault. Dans le couloir de la résidence on entendait souvent les trilles sorties du "tin whistle" de Pavlo et parfois même une cornemuse ! L'époque chantait. Au diapason j'apprenais par cœur "Bozo" de Félix, "La Neige" de Nougaro, "Suzanne" de Cohen, quelques Moustaki.

Qui le premier m'a parlé de vous ? France Musique ou Bruno ? Quelle fut la première chanson entendue ? "Fête étrange" ? En tout cas ce fut le premier disque que j'acquis (à Toulouse, peut-être rue d'Alsace). Par la suite, comme m'avait pris l'envie de m'y retrouver dans cette abondante floraison de la chanson, je me fis prêter "Français, si vous chantiez" de Jacques Vassal, qui allait désormais me servir de guide, notamment pour ce qui concerne la discographie des quatre mousquetaires que vous formiez avec Brua, Vasca et Elbaz… J'allais ainsi découvrir le quatrième album, chansons et poèmes entrelacés, puis "Domaine de joie". Ce n'est que beaucoup plus tard que je réussirai à trouver "Revoilà le soleil" (sans sa pochette !) puis "Trois bouquets".

Je suis revenu dans ma ville natale fin 78. Me voilà en charge de la maison familiale, et d'un frère fragilisé par les événements liés à la perte de nos parents. La maison est grande. Vide, la villa "Le Cygne", pour deux frères et un chien. Alors nous allons créer petit à petit une sorte de communauté, un phalanstère où je suis seul à travailler. Les autres, lycéens, jeunes gens en rupture, jeunes filles en fleur, viennent là réviser leurs cours, boire le thé, jouer au tarot, oublier leurs soucis familiaux, et écouter les disques d'une collection qui s'enrichit peu à peu. A chacun son favori. Cathy préfère Harmonium, José ne jure que par Béranger, Florian bouscule toute la maison avec Trust et AC-DC, Patrick, joueur de trombone, opère de façon systématique en commençant par les Léo Ferré, puis en continuant par les Ferrat, au rythme d'un achat par mois. La chaîne Hi-Fi et le magnétocassette Nakamichi tournent en continu au long des longues parties de tarot. Au hit-parade de ces "années-sandwich" figurent en bonne place les deux premiers Dick Annegarn, les Béranger, les Beau Dommage, un Brua ("Dis-moi le feu") et les Bertin. J'entends encore votre voix nue monter au dessus des rumeurs de la salle en ouverture du récital en public… "Indien". J'entends cette même voix emplir le salon de la villa : il y a au moins deux chiens, une jeune fille toute à sa lecture, un autre qui bricole une moto dans la rue, moi qui corrige des copies peut-être, et le temps suspendu qui se fracassera au prochain coup de sonnette. "Le bonheur est l'algèbre intime des sourciers". Voilà notre "Domaine de joie", entre les échappées belles en vélo vers la Belgique et les parties de foot sur la plage à marée basse. L'ambiance est bon enfant, les cœurs et les corps sont pudiques, les amours platoniques, les lettres de l'époque sont drôles et rédigées en commun à l'adresse des déserteurs, partis garder une colo, ou expédiés dans un collège privé au fond de la Bretagne. Avec des instants magiques, tous devoirs faits, vaisselle et copies, certains soirs à Dunkerque. Volets baissés, écho de la corne de brume. Mon frère étudie sa philo (il est plongé dans Nietzsche, qui lui parle de thermodynamique) et moi j'écris à un ami. Régulièrement l'un de nous se lève et change de face sur la platine le disque Alvarès C 470 "Si je savais les mots"

Voilà plus de 25 ans que vos chansons m'accompagnent et qu'elles ont poussé comme un lierre sur ma carcasse. Pascale chantant par cœur, en toute occasion heureuse, "Revoilà le soleil" ou "Je connais des filles superbes" en faisant le geste du poisson qui s'en va en rêvant. Philippe me faisant des explications de texte du "poids des roses" ou de "La blessure sous la mer". Un concert au Théâtre de la Ville (je me souviens d'une chanson assez drôle "les vélos") et l'enregistrement public acheté en juin 85 pour 48,00 francs à la FNAC des Halles. Mon frère pendant une année noire qui écoutait en boucle sur son walkman "un voyage" dans le froid et la grisaille de la plage de Dunkerque figée par l'hiver. "Nos victoires sont devant nous/ qui nous tendent la main/ Où tu vas poser ton sac/ fais un lit/ avec tes larmes", ces paroles faisant l'effet d'un "lève-toi et marche". Je me souviens d'un refrain obsédant qui fredonnait "Où tu es, tu es bien/ avec ton bonheur en écharpe". Et du petit pincement de douleur provoqué par "la Chanson de Tessa", prénom de ma première peine d'amour à l'automne 1982…

(…) Homme sans qualité, je revendique au moins la fidélité. Amitié aux résistants et aux poètes. Et hommage aux quelques "grands brûlés" que chante Gilles Elbaz. (…) Mais de nouveaux épis se sont levés. Pierron, Les Têtes Raides, et autres Fabulous Trobadors. Et tant d'autres. (…) Il reste heureusement toujours quelques chanteurs-citoyens - bien qu'épiés par les sirènes de la renommée - suffisamment âpres pour que leur épice surnage au dessus du brouet des radios commerciales.

La nostalgie, la tristesse sont parties prenantes de la beauté. Les chants les plus beaux sont-ils désespérés ou de revendication comme le clamait Léo Ferré ?

Jean-Pierre LIENARD - Vélizy - août 2004.

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