Le malin plaisir de Jacques Bertin (26 octobre 2000)
Curieux argument entendu au sujet du projet d'imposition sur les uvres d'art: cet impôt "ne rapporterait que 300 millions de francs". Le mien, d'impôt, rapporte beaucoup moins, et ça n'empêche pas le fisc de me hurler dans les oreilles. Si cet argument est retenu à la fin, j'ai l'intention de me grouper avec quelques amis, de façon à "rapporter moins de 300 millions" au fisc, et ainsi nous pourrons demander une exonération. Elle sera certainement acceptée. C'est d'ailleurs ce qu'on peut déduire de la jurisprudence Lagarfeld, qui permet de ne pas payer les 46 premiers millions d'impôts. Cessons de parler d'argent; parlons d'or. Une nuit, en juillet, tard, je rentrais d'Avignon, en auto, seul. Machinalement, je branchai la radio sur France-Culture. J'y surpris un orateur extraordinairement captivant, qui racontait Victor Hugo d'une voix pleine d'allant, de passion. Mais qui était-ce donc? Très vite, j'en fus convaincu: ce ne pouvait être que lui, ce talent d'orateur, cette sûreté dans l'élocution, ce ton vibrant. Arrivé à destination, je coupai le moteur, sous les platanes et, toutes lumières éteintes, derrière la maison, comme hypnotisé par la voix, je restai longtemps à l'écouter dans la nuit. Puis enfin la réponse vint, parmi les applaudissements de 500 personnes enthousiastes réunies à Paris dans les années cinquante. C'était bien lui. C'était Henri Guillemin. Personnage formidable, grand historien et homme de cur dont les éditions Utovie(1) rééditent l'uvre, livre après livre. Tout y est écrit sur ce ton d'épée que j'entendis cette nuit-là. J'ai terminé il y a quelques semaines son Lamartine et la question sociale. Voici que je reçois son Jaurès... Aurai-je le temps de le lire? Oui, bien sûr, un jour... Et pourrai-je lire le premier volume, reçu cette semaine, des uvres complètes d'Octave Mirbeau(2), cet autre personnage extraordinaire qu'un universitaire d'Angers, Pierre Michel, ressuscite sans cesse depuis dix ans? Et lirai-je jamais les mémoires de Churchill(3) que j'ai hâtivement mis de côté pour me passionner dès que j'aurai ...un moment (long, le moment: 600 pages!) Et quand pourrai-je me plonger sur l'ouvrage d'une amie, professeur à l'université de Sherbrooke -ignares! Vous ne savez pas où est Sherbrooke...- cette recherche sur le cimetière des pauvres qui tenait jadis la place du Forum des Halles, à Paris(4). Ou tel livre encore, ou tel autre, parmi les monceaux reçus ici et qui m'appellent de leurs ouïes palpitantes, sur ma table, comme des poissons sortis à brassées des filets... On ne dit pas assez le calvaire du journaliste qui se navre de ne pouvoir honorer les auteurs et lire les 3000 pages hebdomadaires que le talent lui a destinées... Mais je lirai le petit livre où Hélène, sa veuve, raconte la mort de René Guy Cadou(5), dans l'école de Louisfert, en mars 1951. Les cadulciens le savent bien, tout comme ses poèmes la destinée de celui qui fut peut-être notre dernier grand poète nous arrache le cur et nous le remet en place, chaque fois. Ceux qui un jour ont rencontré Cadou ont appris que si le monde a commencé par un big bang, ce big bang était un sanglot. (1) L'arrière pensée de Jaurès, Henri Guillemin, Utovie, 240 p., 120 f. Jacques Bertin |