Le malin plaisir de Jacques Bertin (19 avril 2001)


 
Prendre la piste
 

 

Qu'est-ce que tu nous a raconté, la semaine dernière? Tu prétends que tu peux refuser l'injonction médiatique? Tu te fous de nous?

Je ne me moque pas mais, en effet, j'essaie de fuir. Fuir tous ces gens dont l'horizon indépassable est l'actualité (et qui pédalent en regardant leur guidon, et n'ont pour couchers de soleil sur les plaines que des dîners en ville…)

Dans ma fuite, il y a aussi de la rage contre les escrocs médiatiques qui s'y connaissent en tout. La volonté de choisir ma passion, puis de tenter de l'approfondir vraiment. C'est ainsi que je viens de finir le livre de Télesphore Saint-Pierre (1) paru en 1895 au Canada sur l'histoire de la ville de Détroit. Pas un chef-d'œuvre de la littérature, non, mais un texte passionnant. Créée en 1701, -50 soldats et 50 colons…- par un Français, Lamothe Cadillac, cette "ville" devait, longtemps après, devenir la capitale de l'automobile américaine. D'où le nom surprenant de ces grosses bagnoles…

Ce livre nous en dit long sur la colonisation, qui n'a pas eu, au Canada, le caractère guerrier qu'elle a eu dans d'autres Amériques. D'abord parce qu'avant même la colonisation, les Indiens étaient morts par millions du fait des épidémies. Certains chiffres annoncent (2) que jusqu'à 90% des Indiens étaient morts avant les premières implantations permanentes, rien qu'au contact des marins sur les plages, puis des missionnaires…

De telles lectures nous apprennent à distinguer entre la colonisation espagnole dans l'Amérique centrale -massacres massifs immédiats- et celle des Yankees, qui fut souvent violente mais qu'on ne peut ramener, d'après moi, à une seule et globale opération de spoliation; et la colonisation du Canada: le roi de France ne voulait pas qu'on s'installât; il ne voulait que commercer des fourrures; et dans aucun système commercial le grossiste ne massacre ses fournisseurs.

Télesphore nous raconte qu'en 1654, plusieurs centaines d'Indiens outaouas firent 1000 km en canots pour venir aux Trois-Rivières réclamer que les Français créassent (c'est Pâques, vive Dieu et le subjonctif!) un poste de traite dans leur pays. Seuls deux jeunes audacieux partirent avec eux. Comme rouleau compresseur militaire, on fait mieux. Et plus tard, les mêmes autochtones protestèrent parce qu'ils étaient déçus par la petite taille des postes français. Les Indiens, pas plus cons que nous, voulaient commercer. C'est même pour cette raison purement économique que les Iroquois ont massacré les Hurons…

Voilà. Dès que l'oppressante actualité parisienne se desserre, je prends la piste. Seul. Parfois pour lire des publications récentes, bien sûr! Tenez, voici -qui vient de sortir- l'histoire du Parti national breton pendant la dernière guerre (3). Juste un gag, pour finir. Très bon gag: le chef du service d'ordre de ce parti, non content d'avoir équipé ses gars de toute une quincaillerie d'insignes, de badges et de saluts avec la main et le bras, avait également inventé pour eux une façon de marcher. Je vous mens pas: le pied gauche avec attaque du talon; puis le pied droit, avec attaque par la pointe. Et en avant! On se marre sur les pistes de solitude…

(1) Histoire des Canadiens français du Michigan et du comté d'Essex, Ontario, Télesphore Saint-Pierre, éd. Septentrion, 2000.
(2) Lire l'extraordinaire Pays renversé de Denys Delâge, éd. Boréal, 99F.
(3) Les Nationalistes bretons sous l'occupation, Kristian Hamon, éd. An Here, 98F.

Jacques Bertin