n° 449, 19 juin 1997



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Colette Magny et mai 68, par Pierre Prouvèze

Colette Magny


 
Le pachyderme à la peau sensible avec un voile dans la voix
 


 

C'était un temps où devenir célèbre n'était pas pour un artiste la valeur suprême, le carriérisme n'était pas l'autre nom du bon sens, on pouvait vivre sans passer à la télé. Il arrivait que des gens eussent des convictions, ils pouvaient se battre pour elles et acceptaient de prendre des coups au nom d'un idéal. Dans ces époques antédiluviennes, apparut une Colette Magny qui sut dire des gros mots aux imbéciles du métier des Variétés, les mêmes qui ont retrouvé une virginité tardive sous le nouveau gentil nom d'industries culturelles.

Colette Magny aurait pu devenir une star ; c'est-à-dire que son physique, sa puissance, sa conviction et, bien sûr, sa voix, bref, son talent auraient pu, si elle avait joué le jeu, faire d'elle une Dalida de la chanson à texte.

L'ayant vu maintes fois s'imposer devant des salles recueillies comme elles étaient dans ce temps-là, quand les briquets n'avaient pas encore pris la place lumineuse des âmes, dans des salles branlantes qui n'étaient pas encore des " équipements culturels ", je puis témoigner qu'il aurait suffi qu'elle refît quelques Melocoton, pour amasser de l'or. Ah, il aurait fallu qu'elle laissât dans les loges les cohortes de solidarités excessives et encombrantes qui l'accompagnaient, bref, qu'elle ne soit pas ce qu'elle était. Elle ne joua pas à ce jeu, ne voulut pas être la crooneuse de stéréotype. Armée d'un piano, d'une contrebasse (son " vieux mari ", Beb Guérin, venu du meilleur jazz français), d'une sincérité totale et d'un caractère difficile, elle dut affronter les inconvénients de ses engagements, à commencer par le cannibalisme des militants d'extrême-gauche, leur sans-gêne, leur exagération jusqu'au-boutiste, parfois, et les conditions de travail lamentables : dans ces époques, le chanteur " engagé " était instrumentalisé avec un tranquille cynisme. Mais il y avait l'urgence vietnamienne, l'urgence soixante-huitarde, tout était urgent, tout était politique... Et Colette avait aussi une propension à la " recherche " qui n'était parfois qu'une certaine bizarrerie. Mais sur ces chansons souvent discutables régnait une voix à l'humanité extraordinaire, portée sur un voile de désespoir formidable. Bref, c'était quelqu'un que cette femme-là. Quelqu'un de vivant. Elle dut payer pour cela. On se croyait autorisé à interrompre ses récitals pour des prises de parole parfois provocatrices et même, dit-on, téléguidées par la police... De sorte que ce pachyderme en eut souvent " ras-la-trompe ". " L'esprit de mai 68 ne se retrouve vraiment qu'en Léo Ferré et Colette Magny ", écrit Lucien Rioux (50 ans de chanson française, L'Archipel, 1992). (Notre ami Jacques Vassal, a écrit le meilleur texte publié sur Colette, in Français, si vous chantiez, Albin Michel 1976). Certains regrettent qu'elle se soit fourvoyée dans la recherche et l'agitation, et qu'elle n'ait pas " tenu les promesses " de ses débuts. Mais c'est grâce à des gens comme ça que l'époque avait de l'allure !

Heureusement pour l'ordre culturel - et pour l'ordre tout court - les années 80 virent la victoire du show-biz, de la musique à danser, des tubes, du creux, de tout ce que des gens comme Magny haïssaient. La gauche bien-pensante poussa un soupir de soulagement et alla s'encanailler au rock, et s'ensevelir sous les décibels. La mode n'était plus à militer. Le monde culturel se dépolitisa à toute vitesse. Le pachyderme parut un dinosaure.

Il y avait eu pendant une vingtaine d'années, un certain désordre poétique très vivifiant. Si le désordre se met dans le music-hall, c'est la fin de tout... Eh bien ! tout est rentré dans l'ordre. Les Français sont des veaux, disait De Gaulle, et les veaux sont rentrés à la niche, où on les nourrit aux aliments du bétail. La variété est clean comme les anciennes tables en Formica.

Colette ne fut donc jamais une star, elle fut une personne qu'on respecte. Elle est morte à Villefranche-du-Rouergue à l'âge de 70 ans. Elle avait une petite maison, par là-bas. A Verfeil-sur-Seye. Notre estime lui restera, notre amitié.

 

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Le pachyderme à la peau sensible avec un voile dans la voix. Politis n° 449, du 19 juin 1997. Et : dans Reviens Draïssi !, recueil d'articles et conférences sur la chanson (Condottiere, 2006, chez Velen).

Jacques Bertin