Le Moulin à paroles



J’avais d’abord écrit cet article pour Policultures. Mais, comme je venais d’en donner deux coup sur coup à cette revue sur le Québec, j’avais alors renoncé à le publier. Le sujet me semble pourtant suffisamment intéressant pour être diffusé ici. JB



J’ai assisté, il y a quelques jours (les 12 et 13 septembre 2009), à Québec, à un événement tout à fait sensationnel. Un événement culturel et j’insiste sur ce mot. Je veux le raconter ici.

Mais remontons en arrière. Retournons en juillet 2008. C’était alors le 400ème anniversaire de la fondation de la ville de Québec et nous avons eu droit à la transformation d’une célébration en une super-fête festive, un de ces tas de confiture artistique dont l’époque est désormais coutumière : pris en main par le gouvernement fédéral du Canada, ce sirop, ce déluge de propositions artistiques n’avait pour but que de gommer tout ce que l’anniversaire pouvait contenir de problèmes politiques et de possibles polémiques historiques. Il ne fallait surtout pas qu’on parle là de souveraineté ! Ni d’indépendance ! Alors, Québec ne fut plus la première ville fondée au Canada français, mais la première ville du…Canada d’aujourd’hui, celui qui fut imposé par la conquête en 1760. La différence est éminemment politique.

Or cette salade culturelle du 400ème était intéressante pour nous Français parce qu’elle confirmait une tendance visible chez nous : la culture comme nouveau moyen d’évasion ; la culture et les artistes comme moyen de ne pas penser, pas débattre ; bref, la culture comme moyen d’aliénation. La culture comme anti-culture !

Eh bien, c’est tout le contraire qui s’est produit cette fois, quatorze mois après ce fameux « 400ème », ce samedi et ce dimanche de septembre. C’était à l’occasion du 250ème anniversaire de la bataille des Plaines d’Abraham, bataille où la France perdit le Canada. Et c’était une initiative privée : quelques personnes associées pour comploter ; nullement une entreprise officielle !

Pendant 24 heures sans interruption, nuit et jour, en plein air, avec un seul micro, sans orchestre, sans vedettes médiatiques, sans le show-business, sans pub, bref, dans une pureté quasiment franciscaine, une centaine de personnes, connues ou inconnues, ont lu des textes puisés dans l’histoire du pays. Lu, oui, juste avec la voix – et sur les applaudissements, on sortait de scène, et le suivant enchaînait : « Mon nom est Untel et je vais vous lire tel texte. »

Il y avait plusieurs milliers de personnes assises dans l’herbe. On entendit la lettre d’un Patriote le matin de son exécution, on entendit des poèmes, on entendit la correspondance d’une religieuse au XVIIème siècle, un extrait du fameux Rapport Durham (1840) ; puis une chanson ancienne a cappella…Ainsi de suite. Tout cela, c’était l’histoire du pays, et la foule était plus qu’un public ; c’était exactement – on le sentait à l’intensité de l’écoute, à la fois recueillie et chaleureuse, complice et confiante - un peuple, tout simplement. Bref, le moment fut extraordinaire.

Et tout ça, ainsi que je l’ai dit, avec exactement aucun moyen de surenchère technique, aucune mise en scène, aucun orchestre. Seulement la parole nue, le texte nu, trois projecteurs. Prodigieux.

Je ne parlerai ici que par scrupule de journaleux de la polémique (il faut bien qu’il y en ait une…) allumée par les politiciens anti-souverainistes, qui décidèrent de se retirer du projet à cause d’un des textes choisis. Ce texte était la proclamation des terroristes du FLQ (Front de Libération du Québec) en 1970. Il avait, à l’époque, accompagné l’enlèvement, puis l’assassinat d’un ministre. Les organisateurs ayant cru opportun de le mêler à des dizaines d’autres, les anti-souverainistes se sont précipités vers la sortie…Réaction politicarde médiocre.

Pour un spectateur français, l’essentiel est ailleurs. Je tirerai de cet événement trois réflexions.

La première, c’est qu’au Québec, d’évidence, il existe un peuple et on le voit souvent. C’est quoi ? C’est un groupe humain qui va quelque part et le sait. J’en avais, l’autre jour les larmes aux yeux. Quelle leçon de maturité culturelle ! Impossible en France, où le peuple, depuis plusieurs décennies, est constamment insulté et suspecté par ses élites (il est ringard, raciste, collabo, archaïque, avachi dans son confort, tourné vers le passé, refusant les remises en question de l’art et le dynamisme économique…) Et d’ailleurs, l’idée même qu’il puisse exister un peuple français est, par essence, populiste – très vilain mot, synonyme de nazi… Bon.

Deuxièmement, et c’est là une réflexion française, la ferveur de ces milliers de spectateurs québécois, leur indifférence chaleureuse à la soupe contemporaine et leur foi en la parole – leur foi en l’Homme, non ? - indique peut-être qu’une certaine modernité, celle du décept et du dégoût, celle du refus et du vomi – artificielle, arrogante, éreintante, essoufflée dans la surenchère et le laborieux, une certaine modernité, dis-je, est obsolète et ne se survit que par des formes de flicardisation plus ou moins camouflées. Chanter une chanson folklorique tous ensemble, avec un ancien Premier ministre perdu dans la foule et qui chante vraiment et ne fait pas semblant, ça interroge la modernité, non ? quelque part…Donc, on en a marre des prochains nouveaux hurlements obligatoires avec remise en question de nos « conforts ». On se dirigerait vers une post-modernité cherchant l’harmonie, l’amitié – étant donné que secouer l’art bourgeois ne nous intéresse plus, vu qu’on est des classes populaires, nous autres et qu’au dessus de la novation, il y a l’exigence de sens.


Là, j’arrête. Il y aurait à faire admettre une post-modernité, ou une néo-modernité qui se définirait ainsi : c’est quand on s’en fout d’avoir l’air moderne. Et on serait ainsi libéré de cinquante ans de chaînes aux pieds, aux oreilles, aux mains, au coeur, de textes pénibles, de révoltes simulées ! J’arrête.

Troisièmement, le public de ce Moulin à paroles était largement sexagénaire – quoique plus mêlé après les premières heures. Il y a là un nouveau phénomène. C’est même le seul phénomène nouveau de ces dernières années, au Québec comme en France : les générations issues du baby-boom s’assument joyeusement, se rassemblent et s’expriment de plus en plus. Elles sont globalement plus cultivées et plus libérées que les générations plus jeunes – et ne se sentent plus guère représentées par les professions culturelles officielles – en France, au moins. On peut écrire ce théorème ainsi : la plupart des gens que je connais sont plus cultivés que la plupart des cultureux que je connais. Les sexas français, notamment, sont en train de se libérer de la doxa culturelle (référence obligée aux arts contemporains, le destroy, la novation etc.) Ils organisent de plus en plus, à part, loin, une nouvelle forme de marginalité qui tend à s’éloigner, disons, de la Scène nationale…Il va falloir que mon député-maire s’en avise…

Il est évident que, dans l’état actuel de nos élites culturelles, médiatiques et politiques et de leur aliénation à la mode modernitaire, à tout le conformisme convenu, une manifestation telle que celle que j’ai vue à Québec est impensable en France, où personne, probablement ne voudrait donner un centime pour monter un pareil projet ! J’imaginais, en suivant ces lectures, mon député-maire et Président du Conseil régional, dans son bureau peuplé d’attachés de com’, à qui je proposerais, à l’occasion d’un grand anniversaire historique, de lire sans accompagnement rock and roll des textes de Blum, Maurras, Robert Lamoureux, Vincent de Paul, Brassens, Larigaudie, Robespierre, le Père de Foucault, Péguy, La Fontaine, De Gaulle, Hugo, Gourio et cent autres…Et pas présenté par Drucker, non. Et dits par tel obscur comédien et tel conseiller général de Tarbes-sud ! Et on finirait en chantant en chœur Le Temps des cerises, sans AUCUN orchestre. La gueule du subventionneur ! Une suspicion de ringardisme sur son image comme une tache de graisse sur le revers de sa veste…

L’âge post-moderne, en France, n’est pas encore pour demain.

Jacques Bertin



Lire dans Policultures : Merci Québec !, n°128 de juillet 2008, et Carnets d’été, n°129 de septembre 2008.