De Recouvrance à Saïgon:
romances et complaintes pour un folklore imaginaire

 

par Philippe Blondeau


Cahiers de l'Iroise

 

 

De Recouvrance à Saïgon:
romances et complaintes pour un folklore imaginaire


Fanny de Lanninon1, une des plus célèbres chansons de Pierre Mac Orlan, figure en bonne place au répertoire des Marins de l’Iroise, Gabiers d’Artimon, Marins des Abers et autres interprètes bretons, professionnels ou amateurs, comme Éric Tabarly en personne qui aimait, dit-on, la chanter à l’occasion. Elle pourrait passer pour une chanson du folklore breton ; peut-être l’est-elle vraiment du reste, les chansons folkloriques n’étant jamais que des chansons d’auteur que le peuple s’est appropriées. C’est en tout cas ce que pensait Mac Orlan lui-même si l’on en juge par ces lignes : “ Dans quelques siècles, les chansons de Paris, transformées par des déformations amusantes de patois locaux, offriront aux amateurs de folklore d’authentiques et admirables chansons populaires, tout aussi fécondes en images gracieuses que Joli Tambour ou Auprès de ma blonde. Le temps purifie tout.2 ” L’auteur ne plaidait pas ainsi pour son œuvre de parolier puisque cet article de 1930 est bien antérieur à ses propres chansons. Il manifeste en tout cas un intérêt de longue date pour le genre.

Dans l’introduction à ses Chansons pour accordéon, publiées en 1953 après les premiers succès discographiques, Mac Orlan précisait : “ L’idée d’écrire des chansons ne m’est pas venue récemment. Dans presque tous mes livres, ma foi, j’ai introduit une chanson sentimentale, qui me paraissait résumer très clairement des situations romanesques un peu usées par leur fréquence ” (p. 2073). À vrai dire, même si l’on chante beaucoup dans ses romans, cette pratique n’est pas aussi systématique que l’auteur le suggère ; néanmoins les chansons ou fragments de chansons introduits ici ou là dans des récits soulignent par leur apparence folklorique les lieux communs d’une sentimentalité collective. Le folklore n’est guère qu’une illusion car les chansons en question sont souvent de Mac Orlan lui-même (bien qu’il ne soit pas toujours évident de distinguer les emprunts et les pures inventions). C’est le cas dans Docks dont l’édition originale de 1927 contient une première version de La fille de Londres créée par Germaine Montero en 1951, ou dans Les dés pipés (1929) qui se termine par la complainte Les Progrès d’une garce.

Tel n’est pas le cas de Fanny de Lanninon dont on ne relève pas d’esquisse dans un roman. À y regarder de plus près toutefois, l’esprit et la matière de cette chanson sont présents dans Brest, texte de 1926, et les quelques chapitres qui préludent aux Chansons pour accordéon empruntent en grande partie leur titre aux diverses Villes qui figurent dans le recueil ainsi nommé. Pour un écrivain qui a voulu faire de ses chansons une mémoire vivante de son existence, Fanny de Lanninon évoque en un raccourci éloquent le Brest du début du siècle et ce qu’il en reste après la Seconde Guerre. L’auteur a lui-même donné quelques clefs, comme ce M. Crouton, ingénieur des phares, modèle possible du personnage évoqué.

S’il arrive que des chansons animent ou colorent des romans, beaucoup d’entre elles sont comme des raccourcis d’œuvres antérieures. On ne peut guère écouter Nelly sans penser au Quai des brumes, ni Jean de la Providence de Dieu sans se souvenir de Sous la lumière froide, récits dont les chansons soulignent la dimension autobiographique, quelque peu occultée par la transposition romanesque.

Le charme particulier des chansons de Mac Orlan réside en grande partie dans la conjonction heureuse de souvenirs très personnels et de motifs ou simplement de termes populaires ou argotiques. “ Un certain hermétisme convient parfaitement à des œuvres lyriques spécialisées, c’est-à-dire évocatrices de spectacles dont les professions ou les sociétés exceptionnelles dressent les décors ” (p. 78). Cette précision qui concerne les “ Chansons de charme pour faux-nez ”, évocatrices des bohémiens et des voyous, vaut aussi pour la chanson bretonne. Le “ bidel ” ou les “ marsouins ” contribuent à l’atmosphère au même titre que le “ Jean Gouin ” désignant autrefois, par antonomase, les fusiliers marins. À ces échos de traditions diverses, il faut ajouter le souvenir de chansons familières ; Mac Orlan a consacré un petit article à Henri Ansquer, l’auteur de la fameuse “ Complainte de Jean Quéméneur ” dont le héros n’est pas sans lien avec l’amoureux de Fanny et finit par faire vraiment son trou dans l’eau après avoir bu un coup de trop. Le refrain “ À Recouvrance ” rappelle évidemment les chansons très populaires de Bruant et Mac Orlan s’en souviendra dans “ Tendres promesses ”, chantée notamment par Juliette Gréco.

Cette dernière chanson, comme beaucoup d’autres, relève du genre de la complainte, forme privilégiée chez Mac Orlan, peintre des destins tragiques. La complainte est à vrai dire un genre bien daté dans les années cinquante où les chansons de Mac Orlan connaissent le succès mais l’écrivain se plaît à ces formes populaires héritières du XIXe siècle, comme la romance, “ celle qui invite à "aimer d’amour" [et] se compose éternellement de sentiments qui ne changent guère ”4. Pure romance par exemple que La Belle de Mai...

Bon connaisseur de la chanson populaire, Mac Orlan en fut aussi un excellent critique et, dès 1930, consacra des articles à Mayol, Germaine Montero, Fréhel, mais aussi aux diverses catégories du genre comme la chanson de rue, la chanson de route, ou encore la chanson de griveton qu’il illustrera à merveille avec des titres comme Bel-Abbès ou Marie-Dominique, laquelle est au folklore militaire ce que Fanny de Lanninon est au folklore breton, illustrée par de multiples versions, jusqu’à celle, assez récente de “ La Souris déglinguée ”, qui sent le camp scout guilleret plus que le poignant cafard macorlanien. On se prend à regretter telle autre version d’une chorale militaire, harmonisée avec une gravité quasi liturgique. Revers désenchanté de “ La Petite Tonkinoise ” de Vincent Scotto, cette belle chanson ressemble davantage à “ La Route de Mandalay ” de Kipling – le plus grand écrivain du monde selon Mac Orlan – et les derniers vers résonnent d’une mélancolie évidemment très personnelle. Écrite en peine guerre d’Indochine, elle devait tout naturellement trouver son public, au point de devenir presque officielle dans un certain microcosme militaire. Daniel Therby précise que “ lorsque le général "Père de l’Arme", gardien des traditions, passe les troupes en revue, c’est toujours au son de la chanson "Marie-Dominique" de Pierre Mac Orlan ”5.

Fanny de Lanninon fut enregistrée en 1950 par Laure Diana, actrice de cinéma et de théâtre, et également chanteuse d’opérette (1897-1980). Ce tout premier enregistrement comprend aussi Bel-Abbès, Marie-Dominique, Rose des bois, Nelly et La Belle de Mai. Cette belle réussite, que l’avenir ne démentira si l’on en juge par les très nombreuses reprises, doit beaucoup au compositeur Victor Marceau, ou plus simplement V. Marceau, de son vrai nom Marceau Verschueren. Cet accordéoniste virtuose ami de Mac Orlan – qui l’avait peut-être connu au Lapin Agile où il jouait parfois – fut aussi son professeur à l’occasion. Son sens indiscutable de la mélodie populaire a donné naissance à de véritables “ Chansons pour accordéon ” même si, comme dans le cas de Fanny de Lanninon, le découpage mélodique prend certaines libertés avec le découpage syntaxique. Des quelques compositeurs avec lesquels Mac Orlan collabora régulièrement, c’est certainement celui qui s’accorde le plus spontanément à son univers. C’est peut-être ce qui fait dire au parolier, à propos de La chanson de Catari de Chiaia : “ La musique de mon collaborateur Marceau est parfaitement napolitaine, elle évoque tout à fait, pour moi, ma jeunesse, mais il est presque impossible pour un écrivain de composer des paroles sur une musique qui, en somme, se suffit à elle-même. ” (p. 217)

Les choses sont un peu différentes avec Michel Philippe-Gérard, de son vrai nom Philippe Bloch, né en 1924 au Brésil, qui réalisa le disque “ Gréco chante Mac Orlan ”, grand prix de l’académie Charles Cros en 1964. Dans les années cinquante, il avait déjà composé nombre de mélodies pour les plus grands noms de la chanson française, parmi lesquels Edith Piaf, Henri Salvador, Yves Montand. En 81, il réalisera le disque “ Jeanne Moreau chante Norge ”, avec la célèbre chanson Le nombril. Plus attentif peut-être que Marceau aux exigences du texte et de l’interprète, il a moins que lui le sens de la ritournelle qui rend une chanson inoubliable, jusqu’à en faire une drogue savoureuse et vénéneuse.

Chef d’orchestre, producteur, compositeur (notamment pour les films d’Alain Resnais, La Vie est un roman et Mélo), Philippe-Gérard était au piano pour le premier enregistrement de Germaine Montero en 1952, qui chanta et enregistra nombre de chansons de Mac Orlan avant de leur consacrer en 1965 – peu après la version de Juliette Gréco – deux disques qui rassemblent 22 chansons et qui constituent pour beaucoup d’amateurs l’enregistrement de référence.

Lino Léonardi, autre accordéoniste, composa pour sa femme Monique Morelli une partie des musiques du disque de 1968, dans un registre souvent plus sombre et lyrique. On doit à cette collaboration la très belle Ballade de la protection, aux accents du meilleur Ferré, ou l’émouvante Chanson de la ville morte, mais aussi des initiatives plus étranges comme la chanson intitulée curieusement Les Rues barrées, adaptation d’un poème de 1922, Les Six éléments, difficilement compréhensible sans ses intertitres et surchargé de références extrêmement datées. Monique Morelli chantera également, avec beaucoup de conviction, le beau poème dédié à Marguerite. Ces créations plus tardives nous rappellent d’ailleurs qu’un certain nombre de textes n’ont pas encore été mis en musique (avis aux amateurs !).

Il est difficile, et sans doute inutile, de comparer les mérites de ces deux artistes d’exception que sont Germaine Montero et Monique Morelli, qui ont immortalisé entre autres Fanny de Lanninon. La première, plus littéraire si l’on veut, ce qui ne surprendra guère chez une interprète de Brecht et de Lorca, fait preuve de plus de distance, d’ironie parfois, et pratique la nuance avec une grande subtilité ; le registre de la seconde est plus âpre, plus brutal, avec des accents tragiques qui font merveille par exemple dans La Ballade de la protection. Mais il faudrait encore évoquer bien d’autres interprètes car, à la grande époque des cabarets, beaucoup parmi les chanteuses les plus remarquables se sont intéressées à Mac Orlan : Barbara, Catherine Sauvage, Francesca Solleville, etc. Il faudrait y ajouter quelques interprètes masculins comme Yves Montand (La Chanson perdue). Plus récemment, Patrick Denain proposa en 1982 une version qui ne démérite pas et les curieux pourront se procurer ce disque vinyle paru chez Arion et malheureusement non réédité.

Le succès de Fanny de Lanninon, comme de bien d’autres chansons de Mac Orlan, atteste le succès de son entreprise, avec une bonne cinquantaine de chansons, six ou sept disques qui leur sont exclusivement consacrés et quelques rééditions récentes. Cette “ conclusion d’une œuvre ” (l’expression est de l’écrivain) sous la forme de mémoires chantés a largement dépassé l’anecdote personnelle pour inventer, rétrospectivement, un certain folklore de sa génération, folklore imaginaire qui illustre à merveille la fameuse formule, qu’on attribue parfois à Brassens, selon laquelle la magie macorlanienne consiste à “ donner des souvenirs à ceux qui n’en ont pas ”.

1 En contradiction avec le nom géographique Laninon, Mac Orlan écrit Lanninon. Nous conservons cette orthographe originale.

2 Repris dans Les Cahiers Pierre Mac Orlan, n° 11, Prima Linea, 1996.

3 Toutes nos références renvoient aux Œuvres complètes, Poésies documentaires complètes, Éditions Rencontre, 1970-71.

4 Les Cahiers Pierre Mac Orlan, n° 11, éd. cit.

5 “ Pierre Mac Orlan et la "Chose militaire" ”, Lectures de Mac Orlan n° 1, 2013, p. 85.


Philippe Blondeau

Les Cahiers de l’Iroise, n° 215 – juillet-décembre 2013



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