"Je chante, excuse-moi!"

par Aline Dhavré

 

 

"Je chante, excuse-moi!" (*)

 

Ce texte est celui du livret du récent CD d'Aline Dhavré Retour de flamme, modifié légèrement pour être publié dans la revue Vu d'ici de la Communauté française - Wallonie Bruxelles (n°27, de décembre 2007). Il est plein d'informations sur la vie de la chanson en Belgique dans les dernières décennies. C'est pourquoi nous le publions ici. JB

 

J'ai écrit ma première chanson à onze ans en bidouillant quelques accords sur la guitare aux cordes métalliques de ma sœur aînée, ma sœur Anne. Mes parents voyaient d'un œil bienveillant que les filles développent leurs talents artistiques. Mon père tapait mes textes sur sa machine à écrire portable qu'il sortait de sa housse en skaï beige, pour l'occasion. Deux ans plus tard, j'allais chanter les samedis au "Théâtre Triboulet", installé dans notre quartier, à Bruxelles, où Léo Dustin présentait ses spectacles de marionnettes subversifs et désopilants. Entre la "revue de l'actualité" et l'un ou l'autre grand classique du théâtre revisité par Léo, je chantais. A la même époque, je fréquentais le mercredi les ateliers des "Jeunesses de la Chanson", initiés par Angèle Guller, - productrice d'émissions de chansons à la RTB, fondatrice des "Jeunesses de la Chanson" et auteur d'une remarquable anthologie de la Chanson française - et Freddy Zegers, patron de "La Cantilène", haut lieu bruxellois de la chanson dans les années 60, je chantais aussi aux "Midis de la Chanson" organisés une fois par mois au Théâtre national. J'y croisais Andrée Simons ou Claude Lombard.

Puis, j'ai rencontré Julos Beaucarne et Loulou. On s'est bien aimé tout de suite. Je m'occupais de leur fils Christophe parfois. En échange de quoi ils m'offraient des recueils de poèmes et un beau jour, la petite guitare José Mas y Mas, sur laquelle Julos avait fait ses débuts. Avec eux et un petit groupe de jeunes "fans" de Julos, nous avons fondé "le Petit Royaume", une feuille d'information qui rendait compte des activités de Julos et des artistes qu'il appréciait. C'était en 1968. J'hésitais à continuer à chanter, j'avais deux petits enfants et je me sentais en décalage avec tous ceux de ma génération, les yéyés comme les révolutionnaires. Un jour, Loulou arriva avec un 33 tours en disant : "Ecoute ça, tu me diras ensuite si, comme tu le crois, ce que tu fais est trop intime ou poétique pour être donné en public". C'était le premier disque de Jacques Bertin. Quelques mois plus tard, Jacques faisait sa première tournée en Belgique et nous sommes devenus amis.

En septembre 69, avec l'équipe qui avait fondé "le p'tit Bonheur" - cabaret chansons au cœur de l'îlot sacré à Bruxelles - nous avons mis sur pied "Le Chat Ecarlate". Bénévolement et sans aucun subside, nous avons fait marcher ce lieu qui dura une dizaine d'années et fit découvrir à la Belgique toute la belle chanson des jeunes de ces époques : Jacques Bertin et ses amis Gilles Elbaz, France Léa, Jean Vasca , Jo Schmelzer, David et Dominique, Béa Tristan, mais aussi Maxime et Catherine Leforestier, François Béranger, Gilles Vigneault, Henri Des ou Michel Bülher. Un soir, Gilles Vigneault nous amena Pauline Julien pour une audition après le spectacle. Puis, ils s'en allèrent faire leur révolution au Québec. L'année suivante, Pauline revenait en vedette consacrée.
En un an, ce lieu avait rassemblé 1500 membres. Chaque vendredi, ils remplissaient notre salle pour découvrir cette chanson portée par des inconnus, dont certains devinrent illustres. Mais cela importait peu. On aimait "La" chanson et l'on s'aimait à travers elle et le désir d'un monde chaleureux et beau. Nous étions neuf jeunes de moins de trente ans, dont le chanteur Michel Fischer ou Jean-Marie Verhelst, pilier de plusieurs mouvements et associations pour la chanson. Le Chat Ecarlate devint un des rendez-vous de la jeune chanson belge avec son public, de Angélique Ionatos à Ann Gaytan, de André Bialek à Claude Semal.

En 1971, Gilles Elbaz m'invita à Armentières pour une audition en présence de Luc Bérimont et Giani Esposito. Cela se passait dans l'arrière-cuisine d'un chaleureux café du Nord. Calée dans un coin, accrochée à ma guitare comme à une bouée, j'ai fermé les yeux pour ne pas voir mes juges debout devant moi, à un mètre. Et j'ai chanté. Cette année-là, je fus admise dans la caravane de "La fine Fleur" qui voyageait à travers la France avec une équipe de l'ORTF. Ce fut la dernière année du concours et de l'émission. Il n'y eut pas de finale, on coupa brutalement les vivres à Luc Bérimont dont l'émission disparut des antennes. Fin d'une époque. Et pour moi, la fin d'un âge insouciant. Odile Alvares de passage à Bruxelles me proposa d'enregistrer pour "La Boîte à Musique" ou peut-être était-ce déjà les "Disques Alvares", la firme qu'elle dirigeait avec son mari. C'était comme dans un rêve : rejoindre professionnellement les artistes que j'admirais. Et, comme dans un rêve, tout disparut devant la vie réelle. Odile Alvares n'avait qu'une exigence : que je m'installe à Paris pour m'y faire connaître par le circuit des cabarets et y être prise en charge par un "tourneur". C'était un bon "plan de carrière", mais il me fut impossible d'entraîner dans cette aventure de la précarité mes deux jeunes enfants. J'allais pourtant à Paris, quelques semaines par an, en début de saison, pour roder mes nouvelles chansonnettes "Chez Georges" ou "Au Pétrin". Francine Reeves la Québécoise et Colette Nicolas la Lyonnaise de Liège, me firent l'amitié d'interpréter quelques unes de mes chansons. Et, puis, en 1974, je finis par enregistrer sept chansons dans des conditions convenables : le travail de fin d'étude de deux élèves de L'Insas (Institut national des Arts du Spectacle). Nous en avons tiré quelques centaines d'exemplaires sur audiocassettes. Il m'en reste une.

En 1977, avec Colette Nicolas, nous avons pris l'initiative d'organiser un "Festival Chansons de Femmes" aux Halles de Schaerbeek , à Bruxelles. Y chantèrent, entre autres, Christiane Stefanski et "les Orchidées", groupe éphémère venu de France dans lequel chantait Valérie Mairesse. Elles interprétaient "Amsterdam", la chanson du film "L'une chante, l'autre pas" d'Agnès Varda. Je l'ai reprise et chantée longtemps, j'en avais fait la promesse : jusqu'à ce que le Parlement belge, 5 ou 10 ans après la France, vote la loi de dépénalisation de l'avortement, délivrant enfin les femmes d'une des plus ignominieuse, hypocrite et douloureuse connerie du droit pénal.
En 75, Claude Semal m'entraîna dans une autre caravane, celle des "Fêtes de Mai" du journal Pour. On fit escale à Liège qui défendait sa "Rue Pierreuse", à Marche qui luttait (comme au Larzac) contre l'implantation d'une zone militaire, à Virton ou Arlon où nous accueillaient les amis du journal R, et les ouvriers licenciés de la cellulose des Ardennes. Et ni le peuple des gens ni les révolutionnaires ne boudaient les chansons d'amour ou la poésie.
Nous avons aussi fondé "Les Ateliers du Zoning", une petite troupe qui fabriquait, en soutien à toutes les luttes du moment, des saynètes, sketches et autres chansons dont l'une valut à Claude Semal un procès intenté par la Métallurgie-Hoboken.

En 82, à l'occasion du festival "Une Autre Chanson" organisée par la revue éponyme, à Bruxelles, je repris avec Stéphane Martini le chemin des petites, moyennes ou grandes salles, des Festivals et des "Fêtes militantes". Le Chat Ecarlate avait disparu, mais d'autres prirent la relève, comme Michel Van Muylem, qui anime le café-théâtre "La Soupape".
La décennie 80 fut la grande période de l'autoproduction des disques. Certes, le prix de l'enregistrement et de la fabrication des "vinyles" avait baissé, mais surtout, la restructuration du capital déployait ses fureurs dans l'univers des firmes de disques, de la distribution, des médias et des salles de spectacles, licenciant des artistes, parmi les plus grands. Dans le même temps, les "austérités" diverses réduisaient les budgets culturels.
Grâce à l'amitié de Claude Semal, des musiciens Stéphane Martini, Jacques-Ivan Duchesne, Jean-Didier Vandervorst, et les autres. Grâce aussi au photographe Marc Gilmant qui s'occupait de la production, j'ai pu éditer deux disques sous le label "Dis'que-tu veux" : La Cage en 1984 et Incendie Volontaire en 1987. J'ai reçu aussi, pour ce dernier une aide à la production des "Tournées Arts et Vie".

Dans les années 90, je suis partie ailleurs… un ailleurs dur et lent à digérer, dont deux ans de travail social à Kigali, au Rwanda, juste après le génocide.

Au tournant du siècle, j'ai remis en chantier mes chansons et donné en privé le récital : "Retour d'âme : chansons et racontages". J'y disais l'histoire "d'Elle avec l'Ogre" qui fut enregistrée dans une version orchestrée par la compositrice Anne Martin, et diffusée dans l'émission "l'Autre écoute" à la RTBF, en 2002. En 2006, j'ai retravaillé les chansons anciennes et mis en place les nouvelles avec la complicité de Jacques-Ivan Duchesne et d'Antoine Quinet. Depuis 2007, Antoine m'accompagne en scène au piano et à la guitare.

Parler de tout cela c'est témoigner de ce qu'il n'existe pas de poésie "hors sol", que l'œuvre et la vie sont mêlées, comme le sont le réel et l'imaginaire, l'histoire et l'utopie. Dans un seul mouvement. Et la passion de vivre libre.

 

Aline Dhavré

(*) Refrain d'une chanson d'Anne Sylvestre interprétée par Francesca Solleville et Christiane Stefansfi dont une très belle version sur son dernier CD "Belle Saison pour les Volcans"

Proposer un texte à la revue Les Orpailleurs