Deux évocations de Gilles Elbaz


(Jean Vasca et
Christophe Belhair)

 

Gilles Elbaz



Deux évocations de Gilles Elbaz

FRAGILE ELBAZ - par Jean Vasca

(texte lu par son auteur lors de l’hommage à Elbaz, les 18 et 19 décembre 2009, à La Manufacture-chanson, à Paris.)


Triste privilège que vieillir et survivre, voir les amis quitter la scène avant terme. C’est ainsi, le fleuve obstinément continue sa course, avec ses remous, ses tourbillons, son inexorable flot charrieur de boues et d’étoiles. C’est ainsi…

Le 18 juillet dernier, c’est notre Gilou qui s’est barré en douce, un accroc de plus dans la vieille tapisserie des fraternités. C’est le troisième mousquetaire de la bande des cinq qui s’en va, sale affaire, après Brua et Juvin. Gilles avait trouvé son frère musical en la complicité de Siegfried Kessler, pianiste de génie s’il en fut, qui lui aussi s’est éclipsé, il y a quelques années.

Un CD vient juste de sortir (Les mots sont de la musique) qui fut un 30 cm BAM important à l’époque quant à l’originalité de la démarche autant pour le texte que pour l’accompagnement musical.

Quelques images me reviennent.

Un concert dans une MJC en Normandie dans les années 70 où il assura ma première partie (régional de l’étape). Tout de suite, l’oreille aux aguets, et le poil qui se lève : enfin, il se passait quelque chose, une façon originale d’aborder la chanson, un lyrisme étrange porté par une musique répétitive (Le Bal masqué, Les Sept Soldats, etc.).

Puis la période BAM, Luc Bérimont notre enchanteur, le prix de «la Fine Fleur» à Bobino, l’amitié, les soirées de rigolade, les moments poétiques…

Avignon, aux heures pâles de la nuit place de l’Horloge, Lavilliers invectivant un quidam aviné et agressif, son muscle fraternel et protecteur : « Touche pas au p’tit », en parlant bien sûr de Gilles qui avait sûrement provoqué le pochtron…

Quelque part dans Politis, dixit Bertin : « Une décontraction de joueur de flipper. »

Reste une bouffée de tendresse et de fragilité, une œuvre/chanson discrète et pourtant essentielle dans notre galaxie. Nous, ses amis, écouterons encore longtemps cette voix, sa petite musique coulant comme de l’eau de source. 

Jean Vasca



Quelques souvenirs musicaux de Gilles Elbaz, poète, musicien et « Gillou » - par Christophe Belhair


Les 18 et 19 décembre 2009 sera célébré un hommage à Gilles Elbaz à l’espace Christian Dente de la Manufacture Chanson. Une étrange résonance puisqu’ils étaient amis et que Christian Dente a lui-même disparu en juillet quelques années auparavant.

Plutôt que célébrer le talent et la générosité de Gilles Elbaz, ce que d’autres feront de tout leur cœur, je souhaite simplement relater quelques souvenirs, surtout musicaux.

Les premières secondes de ma rencontre avec Gilles Elbaz en 1983 furent basées sur un malentendu. Il a cru que j'étais le petit ami de la fille qu'il convoitait. Il a dû me détester. Lorsque ma sœur nous présenta, le malentendu se dissipa et un grand sourire apparut sur son visage. Gilles, soulagé, a alors entamé une histoire d’amour qui se transformerait en vingt-sept ans de vie commune et deux enfants. Bonne pioche.

Ma deuxième image, musicale cette fois, fut un petit concert intense à la Tanière (Paris 13è), qu’il donna avec Robert Suhas au piano le 29 octobre 1983. Il y inventait la guitare balafon pour le public, s’enracinait dans le sol sur « Chant à chef Joseph », faisait vaciller les bougies dans « la femme de tes mots » et emmenait le public vers les nuées avec « le vent aux ailes ». Gilles Elbaz avait réussi à entrelacer le verbe avec la musique répétitive et le jazz moderne, notamment en jouant avec Siegfried Kessler.

Ce fut Gilles qui me fit découvrir « Africa Brass » et « Kulu se Mama » de John Coltrane. L’Afrique se dessinait déjà là en filigrane grâce à Kessler, avant que Gilles ne parte jouer au Zaïre et en Guinée équatoriale en 1988, avant que nous ne travaillions sur « Kinshasa » et « Espoir Pygmée » en 1996.

Gilles, dans le capharnaüm organisé de son appartement rue des Envierges, racontait ses séjours au Liban, en Afrique. Il parlait des monnaies anciennes et des empires effondrés. Il regardait à peu près n’importe quoi à la télé pendant les deux heures qu’il mettait à déjeuner. Il y avait du vin, il y avait ses malles de voyage pleines de bric-à-brac et de câbles entremêlés où il trouvait parfois ce qu’il cherchait. Il était visité de plusieurs mondes.

Son appartement en forme de U s’enroulait autour de la cage d’escalier comme le serpent de sa propre chanson.

Il y entreposait tout un tas de petits instruments, appeaux et flûtiaux qu’il faisait apparaître de différentes caches, tel un magicien facétieux. Il m’a donné des sifflets rustiques, de bois, de terre cuite. Il m’a donné une sanza faite avec une carapace de tortue et quelques lamelles de métal. Avec ces instruments j’ai construit la texture sonore d’une de mes chansons, « l’abribus ».

En 1984, Il m’a généreusement proposé de venir assister aux séances de l’enregistrement de son disque « le reflet dans la vitre », au studio Solaris. J’étais novice et c’est lui qui m’a permis d’entrer pour la première fois dans l’univers de l’enregistrement pendant deux jours. Je me souviens encore de la séance de Jeff Sicart qui s’est mis à déambuler comme un saxophone fou à travers le titre « le vieux clarinettiste », vrillant la chanson pour se défouler après la mise en boite précise et difficile du riff de la chanson. Je me souviens de l’air facétieux et concentré de Gilles quand il triturait son élocution sur « Claquement de langue » : lac !, loc !, luc ! Gilles se mouchait bien consciencieusement avant chaque prise de voix. Les chansons étaient magnifiques. Les arrangements de Robert Suhas et les musiciens leur ont donné une couleur plus jazz que sur scène. Je ne sais pas pourquoi Gilles n’a pas joué de guitare sur ce disque hormis sur le « vieux clarinettiste » qui reste le morceau le plus halluciné de l’album.

Commandé par l’office franco-allemand pour la jeunesse dans le cadre du bicentenaire de la révolution française, le spectacle «Jetz Revolution Maintenant !» fut l’aboutissement d’une année de création élaborée par de jeunes artistes français et allemand guidés par Gilles Elbaz et Uri Mengel. Le spectacle, mi-théâtre mi-chanson, fut joué une fois à Paris et dans plusieurs grandes villes d’Allemagne en 1989. J’ai eu la chance de faire partie de l’aventure ce qui m’a permis d’observer deux cultures du travail à l’œuvre, celle de Uri et celle de Gilles. L’une était basée sur la cérébrale conceptualisation du phénomène révolutionnaire; l’autre sur un savant timing de l’enchaînement sieste/apéro. Deux mondes se rencontraient. A Burg Waldeck, la troupe flottait en totale légèreté. Gilles Elbaz y apprit son premier mot d’allemand, vocable pour lequel il se prit d’affection et qui l’accompagna longtemps : « scheize ! » qui était en fait « scheisse » (« merde ») mais qu’il ne souhaita jamais prononcer correctement. Pour rester dans le même univers, Il faisait d’ailleurs la même chose avec le mot français « chier » qu’il articulait toujours chïïer, en diphtongue. Lac, Loc, Luc. Il jouissait du son des mots et se les réappropriait.

En haut de la butte de Belleville, sur le coin de la table de sa cuisine, Gilles me joue ses nouvelles chansons : il swingue « La fillette » à la guitare, joue « Le kefieh » ou « Rue des Envierges ». Le long du radiateur, sous la fenêtre, il y a des rangées de bouteilles vides. La flemme de les descendre. La première fois que je vins chez lui, il y avait encore les squats qui ont depuis laissé place aux jardins de Belleville qui se déroulent jusqu’en bas, presque sur le boulevard. Je découvre le quartier et j’y vivrais plus tard.

Gilles reprendra donc sa guitare en studio pour l’enregistrement de son nouvel album, « Rue des Envierges ». Il se met à l’électrique, les amis lui en ont offert une. Elle est blanche.

Dans leur appartement, Gilles bricolait. Il fixait des choses. Une nuit, je ne sais plus pour quelle raison, je dormais chez eux alors que Anne et Gilles étaient à Larmor. Je fus réveillé en hurlant par un immense fracas : l’étagère fixée au dessus du lit venait de s’écrouler avec tout son contenu d’albums de « Lucky Luke » sur l’oreiller à côté de ma tête. J’avais choisi la bonne place. Ouaip. Gilles bricolait la vie.

Il animait beaucoup de stages de chanson et j’avoue n’avoir pas bien suivi cet aspect de son travail. J’aimais le créateur plus que le pédagogue talentueux de la chanson française qu’il fut également. La voile de Gilles prit peu à peu les vents qui le poussèrent vers Larmor et la Bretagne lorsqu’il travailla avec Serge Soubeyran. Sa famille le rejoignit, il emménagea à Lorient, y recréa une école de chanson et embrasa d’autres gens de sa passion.

En 1995 ou début 1996, des enchaînements d’accords me tombèrent sous les doigts qui me firent penser au style de Gilles. Je l’appelai pour lui demander s’il n’avait pas besoin d’une musique pour un texte. Il me répondit qu’il avait plusieurs poèmes et d’autres travaux en cours. Il me les envoya et ainsi commença notre collaboration pour ce qui deviendrait l’album ICI, ballades, sonnets, Sonnailles et Autres Villanelles… J’ai bien essayé de le persuader de raccourcir le titre mais rien n’y fit, bien sûr. Il avait raison : il était le seul à pouvoir inventer un titre pareil.

Quinze chansons naquirent, dont deux que Gilles composa seul et une que nous créâmes à trois avec Michel Goubin qui arrangea l’album. Il y eut quelques allers-retours de textes et musique entre les Paris et Lorient puis nous avons fait les démos Guitare-Voix à Lorient dans les locaux de « Rendez Vous Chanson ».

Michel Goubin enlumina l’ensemble de ses somptueux arrangements et de ses parties de claviers. Nous enregistrâmes les titres à l’automne 96 dans son home-studio dans le 18ème. Des musiciens vinrent colorier les chansons. La contrebasse passait juste dans les escaliers, on relevait le matelas contre le mur et on aérait de temps en temps pour la fumée de clope. J’étais enthousiaste quant à la tournure du projet. Et j’étais fier de travailler avec Gilles Elbaz et d’avoir contribué à sortir ses poèmes de son bureau pour leur faire prendre l’air.

Quelques années plus tard. Juste à côté du bunker, je rissole dans un transat.

C’est l’année de la canicule.

Dans le jardin d’Anne et Gilles, il y a son bateau et un bunker bétonné là pendant la guerre. Gilles adorait son bunker. Il rêvait d’en faire une salle de répétition. Mais surtout il y entassait toutes sortes de choses. Il avait réussi à recréer la malle en fer de son petit appartement de Paris en bien plus vaste.

Cet été, il a mis la malle à la mer. Mais il brille toujours en haut du phare.

« T'as mis ton coeur à la mer, t'as fait de très beaux voyages…» (Le cœur de l'orange, 1995)

Christophe Belhair

 

Proposer un texte à la revue Les Orpailleurs