Guy Béart, voyageur de fiction

 

Par Philippe GEOFFROY


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Guy Béart, voyageur de fiction

Par Philippe GEOFFROY






Entre 1958 et 1971, Guy Béart a publié onze chansons consacrées aux thèmes de la science-fiction ou de l’espace : Le Terrien (1958), Les Temps étranges (1962), De la lune, qui se souvient ? (1965), puis Années-lumière, Les Collines d’acier, Les Enfants sur la lune, Étoiles, garde-à-vous, Le Grand chambardement et Le Voyageur de rayons, tir groupé de 1968, enfin La Lune est verte (1970) et Lune, ma banlieue (1971).

L’unité thématique de ces chansons est assumée par l’auteur1, qui publie en 1968 le disque 45 tours Béart chante l’espace, qui rassemble Les Enfants sur la lune, Années-lumière, Le Grand chambardement et Le Voyageur de rayons. La plupart des chansons évoquées ici sont reprises sur le disque de 1977 intitulé Futur-Fiction-Fantastique : Le Grand chambardement et Lune ma banlieue n’y figurent pas, mais Béart y ajoute deux autres chansons moins liées aux thèmes qui nous intéressent ici : une reprise d’Alphabet (1962) et une création, L’Avenir c’était plus beau hier.



Orphée chez Von Braun

Béart est le seul « grand » à avoir vraiment chanté l’espace. Jacques Brel ne s’y est pas essayé. Charles Trénet et Léo Ferré se sont limités à quelques notations. Quant à Georges Brassens, il situait volontiers ses textes dans des univers où toute trace de science et d’industrie modernes était escamotée ; il avait théorisé ce « royaume des vieilles lunes » dans Le Passéiste (Jean Bertola, 1982), où Copernic rimait significativement avec « pas de Spoutnik ». D’autres auteurs-compositeurs se sont certes essayés au genre, mais très ponctuellement, de façon plus légère et en-dehors du registre lyrique ou du questionnement de l’homme dans l’univers : À demain sur la lune (Adamo, 1969).

Il y a chez Béart plus qu’un intérêt pour le progrès scientifique et technique – il est diplômé de l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées – intérêt qui certes n’est pas univoque, on y reviendra. Il se distingue notamment d’un Léo Ferré chez qui la technologie est perçue comme négative par principe (La Vie moderne, 1958 ; Chanson mécanisée, 1961), y compris s’agissant de l’exploration de l’espace : « qu’est-c’qu’ell’ vous a donc fait la lune / pour vouloir lui r’filer vos puces ? » (Y’en a marre, 1961) ; c’est pourquoi l’évocation des galaxies, diffuse dans la période tardive de l’œuvre énorme de Ferré, est purement métaphorique (Les Étrangers, 1972, À vendre, 1977 ; Porno song, 1979). Béart se distingue aussi d’un Boris Vian, autre chanteur de formation scientifique, chez qui l’exploration de l’espace est prétexte à récréation (« et avec tes petit’s ventouses / tu m’as fait des baisers partout »)2.

L’appétence scientifique de Béart, déjà sensible dans l’extrême rigueur de la construction de toutes ses chansons, affleure tout particulièrement dans certaines3. Les Enfants sur la lune, peut-être « en triangle en spirale en carré » font penser aux personnages « pédagogiques » du Flatland d’Edwin Abbott Abbott (1884). Années-lumière évoque l’expansion de l’univers et l’effet Doppler (« et le sort disperse les masses / rougissant les bleus et les verts »), la limitation de la vitesse de la lumière (« cette étoile que je regarde / est déjà glacée aujourd’hui »), et la fusion atomique au cœur des étoiles (« cet amour qui luit sans arrêt / aura brûlé force et matière »). Le « grand éclair » des Enfants sur la lune et les « nuages de poussière » des Temps étranges évoquent l’explosion nucléaire, et Le Grand chambardement décrit la réaction en chaîne de la fission (« un grain de sable explose…la danse des neutrons »), sous une forme qui rappelle le cours express de physico-chimie qu’est Le Petit atome de Paul Braffort4.

Quant à l’informatique, voici l’ordinateur du Grand chambardement, tout-puissant à la façon du Multivac d’Isaac Asimov ou du Hal 9000 de Arthur C. Clarke et Stanley Kubrick (le film 2001 : A Space odyssey sort cette même année 1968), et voilà son fonctionnement en langage binaire (« que les calculatrices / sur le feu d’artifice / alignent leurs zéros / comme des généraux »). De fait, lorsqu’il met en scène un astronaute dans Le Terrien, Béart est encore dans la science-fiction, puisque Spoutnik n’a qu’un an, et que Gagarine ne s’envolera qu’en 1961. Depuis Le Voyageur de rayons, si l’on prend le vers « les rayons soufflant sur ma voile » dans un sens littéral, il n’a pas encore été rattrapé par la technique : la voile solaire n’est pas opérationnelle. Enfin, Les Temps étranges, écrits bien avant qu’il soit question de réchauffement global, prédisent de façon troublante la fin de l’humanité au terme de dérèglements climatiques : « vinrent cette année-là / des temps étranges / des chaleurs des frimas / des pluies des fanges ». Béart est visionnaire dans le sens étymologique de celui à qui apparaît une image future : les vers « chacun veut défendre sa place / chacun veut planter son drapeau » (De la lune qui se souvient ?), s’ils peuvent évoquer la photo de 1945 de Joe Rosenthal5, précèdent quand même de quatre années celle d’Armstrong à côté de la bannière américaine. On se souvient de la boutade lancée par Leonard Cohen à Michel Field lors d’un Cercle de minuit : « Il y a très peu de choses que je sache bien faire : je peux laver la vaisselle, faire le ménage et les prophéties ». Béart jouit du même don – au moins s’agissant des prophéties.

Les onze chansons du corpus tiennent dans la période héroïque de la course à l’espace : aucune n’est postérieure aux programmes Gemini et Apollo. La guerre froide inspirera Le Grand chambardement (« sur les montagnes russes / passées au bleu de Prusse / les bons gars du far-west / ont bien tombé la veste »)6. Nous sommes ainsi en présence d’œuvres à la fois intemporelles quant à leur forme, et d’époque quant à une partie du contenu7.



On a chanté sur la lune

On est frappé par le fait que la science et la technique sont, chez Béart, fondatrices d’un lyrisme particulier, et que leur vocabulaire spécifique en est l’un des matériaux poétiques. Là où Brassens n’entrait pas (« une ampoule…imagine poétiquement une ampoule » ironisait-il8), Béart s’aventure, et va de trouvaille en trouvaille. Certes, à quelques rares moments, la tournure, bien que très belle, peut paraître un peu gratuite, comme l’évocation des « météores de l’amour » dans Années-lumière. Mais presque toujours, cela sonne précis et juste : le passage en apesanteur du sujet de De la lune qui se souvient ? est rendu par « léger sans gravité je t’aime / je plane mais j’ai le cœur lourd » ; le mercenaire abattu orbite « pieds au ciel et face contre terre » ; l’inaptitude du vide à transmettre le son fait que les « musiques d’espoir » des Enfants sur la lune doivent passer « par sans fil, par couleurs ».

Du coup, on se souvient de pages de l’histoire des sciences, notamment des images et du style de l’abbé Lemaître, théoricien du big bang : « Debout sur une escarbille mieux refroidie, nous voyons s’éteindre doucement les soleils et cherchons à reconstituer l’éclat disparu de la formation des mondes »9. Miraculeusement, tout se passe comme si l’énoncé des fondamentaux de la cosmologie s’inscrivait poétiquement, de façon spontanée, parmi les mythes de la naissance et de l’avenir de l’univers. Parfois même, un mot suffit. Parcourir, comme dans Étoiles, garde-à-vous, la carte du ciel (Cassiopée, Aldébaran, Orion, la voie lactée) et c’est assez pour installer immédiatement une poésie.

Des thèmes usuels de la science-fiction sous-tendent les chansons : très classiquement, l’exploration spatiale (Le Terrien, De la lune, qui se souvient ?, Le Voyageur de rayons, Lune ma banlieue), les relations de l’homme à la machine intelligente (Le Grand chambardement, Les Collines d’acier), les fins du monde (Les Temps étranges, encore Le Grand chambardement), et le space opera guerrier (toujours Le Grand chambardement, et Étoiles, garde-à-vous). C’est en sa capacité à écrire non des livres, mais des chansons, à partir de ces mêmes thèmes que Béart fait œuvre créatrice originale. Et il y faut une belle discipline. Robert Beauvais10 a déjà souligné l’extrême rigueur de la construction des Temps étranges, en ce que cette chanson déroule une séquence de causalité où l’étrangeté du temps (dans le double sens du temps qu’il fait et du temps qui passe) se diffuse aux fruits, aux femmes enceintes qui les mangent, aux enfants qu’elles portent, aux adultes que ces enfants deviennent, aux chants qu’ils chantent, avant de conduire au silence, peut-on comprendre, par la destruction de l’humanité. Ce relatif pessimisme (on y reviendra), les situations oniriques, le sentiment et la recherche de l’écriture rapprochent Béart et René Barjavel11 ; les notations fantastiques et la causalité irrépressible font penser au Bradbury des Chroniques martiennes ou du Pays d’octobre...en très condensé.

Béart renouvelle avec bonheur la tradition de chansons françaises sur la lune et les étoiles, dans quatre titres où il est moins systématiquement « scientifique ». Dans De la lune qui se souvient ?, dont une lecture est celle du désenchantement de l’espace consécutif à la conquête lunaire, trois ans avant La Lune est morte12, la lune est traitée à peu près à égalité comme objet céleste et comme image féminine, à tel point qu’il est difficile de savoir si c’est la lune bientôt conquise qui est comparée à une vierge déflorée ou si Béart utilise l’image de l’astre désormais accessible comme métaphore d’une déception amoureuse. La Lune est verte file la même métaphore d’une femme « ouverte de partout », « ouverte à tout le monde ». Cet estompement de la frontière entre les mondes lunaire et sublunaire sera l’un des thèmes de Lune ma banlieue.



Le rat est l’avenir de l’homme

Car si dans l’homme-espace de Béart, il y a de l’aventurier scientifique à la Jules Verne, il y a aussi quelque chose du Baudelaire des Hiboux, celui qui « porte toujours le châtiment / d'avoir voulu changer de place ». De fait, pour Béart, « l’homme des planètes / pour l’homme est un loup ». Cet humain, comme on le pressentait dès 1958 dans Le Terrien, tient à la fois d’Icare, de Prométhée, et du bâtisseur de Babel : la technologie le menace d’anéantissement, par l’arme atomique dans des Temps étranges aux « nuages de poussière », suite au « grand éclair » des Enfants sur la lune, peut-être à cause de la domination d’une intelligence artificielle (Le Grand chambardement, Les Collines d’acier).

Les chansons font état d’une tension permanente entre l’appel des horizons et le risque de régression. Le sujet est ramené à une étape antérieure de sa propre existence (Le Voyageur de rayons chante sa « vie en arrière / navigant contre la lumière ») ; il cherche en vain la source, le pays originel (« Quand retournerai-je à Canaan chez nous ? »), quand il ne renoue pas avec un stade infantile, voire fœtal, comme dans Le Terrien (« dans le ventre des fusées » on regrette « le lait de la terre »). La régression est particulièrement sensible dans Étoiles garde-à-vous, qui se situe dans une espèce de moyen-âge futur, de chevalerie cosmique à la limite de la fantasy, avant que l’homme ne rétrograde au stade animal, plus précisément à celui des rongeurs ; la fin de la chanson prophétise : « Les hommes sans bras / rejoindront les rats ». Il est vrai que déjà Les Collines d’acier nous tenaient dans la « souricière ».

C’est donc en vain que les hommes des Temps étranges, « vêtus de peaux de rats », auront « défendu la terre contre les souris ». De fait, il n’y a guère d’espoir d’enrayer la chute, ni rédemption ensuite « car Jacob a tiré son échelle », ni même possibilité d’un retour des choses. Ce n’est que dans une phase ultérieure de son œuvre que Béart fera référence au temps cyclique13. Cette marche irrésistible vers le chaos apparaît autant comme un fait extérieur (accroissement inexorable de l’entropie14 ou punition divine, puisqu’on est « dans l’espace en faute ») que comme une autodestruction.

. Certes, nous savons faire quelques sauts de puce hors de la Terre. Mais situer les chansons dans l’espace relativise l’homme. L’objectivation de la Terre  permise par cet ailleurs va parfois jusqu’à une inversion totale de perspective, comme dans Les Enfants sur la lune, Le Terrien et même Lune, ma banlieue (« pour les amoureux / terre se lève »). Et surtout, au bout du compte, nous nous voyons survivre dans un endroit insignifiant de l’immense univers : « quelque part dans la galaxie / sont blottis les tièdes les nus / que pèsent nos souffles de vie / aux quatre sangs de l’inconnu ? ». Ces chansons apparaissent alors comme autant d’avatars de la kosmologische Kränkung, l’humiliation cosmologique évoquée par Freud.



Un space opera à la guitare

Si certains passages sont proprement « visionnaires », toutes les chansons sont très « visuelles ». Comme dans les vieux comics de science-fiction, on croise des monstres et des chimères : hommes-tronc du Grand chambardement, hommes sans bras et goules d’Étoiles, garde-à-vous, enfants ailés des Temps étranges, sapins dotés d’yeux des Enfants sur la lune. Tous ces personnages, êtres exotiques, humains, plus quelques animaux, évoluent dans un jeu théâtralisé par les ombres et les lumières. On est jeté dans « l’espace sombre », où « la nuit nous tient tout autant »  avec Le Terrien, ou près des Collines d’acier de la ville-lumière, ou sous les étoiles filantes, « éclair de l’humanité violente » (Étoiles, garde-à-vous), sous la lune qui était « si blanche et si probe »  (De la lune, qui se souvient ?), où l’amour, comme l’espoir chez Verlaine, luit ; mais « luira-t-il une vie entière » ? La lumière est couleur : Béart déploie un art bariolé, qui annonce des chansons plus tardives15 : « sont-ils bleus ou verts / ou de toutes les couleurs ? […] des sapins aux yeux bleus »  (Les Enfants sur la lune), le sort « rougissant les bleus et les verts » (Années-lumière) », la lune qui change de couleur : verte, bleue, mauve, rouge, jaune (La Lune est verte), « les montagnes russes / passées au bleu de Prusse » (Le Grand chambardement).

Le vol rouge des hirondelles, arrière-plan du dernier tableau d’Étoiles, garde-à-vous, est non seulement dans le registre du crépuscule, mais aussi dans celui du sang. Ailleurs dans la même chanson, ni le fluide ni la couleur ne sont cités, mais ils s’imposent : « les têtes coupées sont dans les coffres » ; « une flèche au sein / dort le fantassin ». On pense au Dormeur du val et à ses « deux trous rouges », ou à des tableaux religieux (Saint-Sébastien, décollation de Saint-Jean-Baptiste). Dans ces chansons, le sang est souvent une métaphore des êtres de chair se débattant dans le monde hostile, comme on l’a vu avec les « quatre sangs de l’inconnu » ; de même, Les Enfants sur la lune s’interrogent en regardant la terre : « Croyez-vous lui dit-il / qu’il y ait en exil / sur ce bout de croissant / un peu de sang ? » Dans Les Collines d’acier, ce sont les vecteurs du même fluide qui sont mis en scène : les artères et le cœur.

Lumière faite couleur, les rayons sont des « marqueurs » du style Béart16 : le Voyageur de rayons, outre le titre, leur consacre un couplet. On les retrouve dans Les Enfants sur la lune, avec d’hypothétiques vivants « faits d’atomes de rayons ou de vent ». À d’autres moments, ils prennent la forme suggérée des radiations : « le rayonnement du grand chambardement ». Dans Étoiles, garde-à-vous, la lumière est tantôt soyeuse (« quand nous nous aimions / vêtus de rayons ») tantôt celle, violente, de l’embrasement général (« le monde est en flammes »). De fait, la lumière émane souvent du feu : on regarde la danse des neutrons dans l’univers en flammes du Grand chambardement, et la fusée du Terrien est un « brûlot »17 . Cet art, pittoresque au sens étymologique du terme, m’apparaît comme un équivalent en chanson des bandes dessinées de S.F. les plus inventives de l’époque (Moëbius18) ou même postérieures (la Trilogie Nikopol qu’Enki Bilal publie entre 1980 et 1993).

Autre sens sollicité, l’ouïe. En une « mise en abyme », ces chansons racontent souvent qu’on entend des chansons, comme « des chants étranges » ; au moins trois couplets d’Étoiles, garde-à-vous font une part à la musique (les mercenaires qui chantent, le tocsin dans l’espace, les vers chantés aux genoux des filles et des goules) ; dans Les Enfants sur la lune, on entend tantôt « la queue des comètes [qui] chante et fait ronron », tantôt « des musiques d’espoir ». Le narrateur de De la lune, qui se souvient ? chante l’astre à quelques-unes, et « j’ai chanté » est l’une des anaphores du Voyageur de rayons19. Parfois on n’entend qu’une percussion, des armes qui s’entrechoquent, ou « ce cœur populeux / qui bat dans les sous-sols » des Collines d’acier, qui n’est pas sans rappeler les pulsations sourdes qui guident le professeur Mortimer dans les souterrains du 51ème siècle (Edgar P. Jacobs, Le Piège diabolique, 1960-1962).

Enfin, pour porter musicalement ces textes, il faut noter une remarquable économie de moyens. Les chansons « espace » se distinguent à cet égard peu des autres titres de Béart. Les structures mélodiques et harmoniques sont assez simples. Tout au plus, dans la composition, l’étrangeté et le futurisme sont-ils parfois soulignés par quelques chromatismes20 (Les Temps étranges, et de façon plus ponctuelle, Lune ma banlieue), ou des allers-et-retour entre majeur et mineur d’une même tonique (Années-lumière, Le Voyageur de rayons).

Quant à l’arrangement, dans les versions originales, la « base Béart » (guitares sèches, contrebasse, accordéon), est juste parfois sollicitée de manière inattendue (usage de l’accordéon dans le registre le plus aigu ; ostinatos de guitares). Tout au plus quelques bruitages peuvent être utilisés ici ou là (Étoiles, garde-à-vous). Parfois intervient l’orgue électronique (Les enfants sur la Lune, Le Grand chambardement), mais il s’agit moins d’une caractéristique des chansons sur l’espace qu’une signature de l’époque : Béart y a recours dans tous ses disques de 1966 à 1970, y inclus les deux albums des vieilles chansons de France. Le disque de 1977, avec les synthés de Roland Romanelli, fait exception à ce parti esthétique : la volonté de « dépaysement », de sortir du « son Béart » habituel y est manifeste21.



Ces onze chansons illustrent de façon particulièrement vive ce souci sur lequel Béart revient souvent, dans ses interviews, celui de faire « autre chose », en particulier autre chose que ce que faisaient Brel et Brassens. Ce dernier écrivait au dos du premier disque de Béart, en 1957 : « Pour ceux qui veulent prendre des vacances dans la lune et sortir de leurs habitudes, voici Guy Béart ». Dans la lune ? On n’aurait su mieux prédire.


Philippe GEOFFROY

1 Il a appelé sa maison d’édition « éditions Espace ».

2 La Java martienne, de Boris Vian et Alain Goraguer, 1956. On peut quand même se demander si Vian n’aurait pas été inspiré par les mêmes thèmes s’il avait survécu (il est mort deux ans avant le voyage de Gagarine).

3 Robert Beauvais (Guy Béart, Seghers, 1965) avait relevé la référence einsteinienne à la courbure de l’espace-temps dans ces vers de Qui suis-je ? : « en allant tout droit, tout droit tout droit / je m’suis r’trouvé derrièr’ moi ».

4 Enregistré par Paul Braffort en 1958. Né en 1923, Braffort est scientifique (ingénieur atomiste). Il a notamment écrit Menuet pour la Joconde, qu’a chanté Barbara, et le cocasse Tango biologique. Voir son site internet http://www.paulbraffort.net.

5 Quatre marines plantant le drapeau à Iwo-Jima.

6 Le traité de l’espace devra attendre 1967.

7 On peut tenter de distinguer trois phases dans l’œuvre de Béart. La première, la période Philips (depuis 1957) est marquée par un humour « surréaliste » et l’exploration du domaine sensuel et amoureux. La seconde, qui comprend les albums 33T de Qui suis-je ? (1965) aux Couleurs du temps  (1973) est davantage inscrite dans l’actualité et la temporalité : des chansons plus graves, plus pamphlétaires et plus individualistes. La troisième période, inaugurée en 1978 par le disque Messies, messies, est marquée par des préoccupations collectives et métaphysiques, évoquées dès l’Espérance folle, et qui semblent désormais baigner de nombreuses chansons comme autant d’appels à l’espoir et à l’harmonie. Compte tenu des longues périodes de maturation des chansons, des textes sont publiés longtemps après avoir été écrits : cette « périodisation » connaît donc évidemment des contre-exemples, ne serait-ce que le dernier disque, Le Meilleur des choses  (2010).

8 André Sève interroge Brassens : toute une vie pour la chanson. Le Centurion, 1975.

9 Georges Lemaître, L’Hypothèse de l’atome primitif : essai de cosmogonie (1946)

10 Op. cit.

11 René Barjavel a notamment écrit Ravage (1943) et Colomb de la lune (1962).

12 De Jacques Mareuil et Georges Lieferman, 1968 (superbe interprétation des Frères Jacques). 

13 L’Espérance folle (1971) ; Belle harmonie (1976) ; Le Beau miroir (1981) ; Demain je recommence (1986) ; Il est temps (1992) ; Ça pourra s’arranger (2010).

14 Sauf erreur d’interprétation, la mort de l’univers était déjà envisagée, en creux, dans Carthagène (1963) : « et si les années n’ont pas anéanti l’espace ».

15 Couleurs, vous êtes des larmes (1968), contemporaine (et superbe), est une métaphore appliquée au racisme ; on peut citer aussi La Tour de Babel (1964 par Marie Laforêt, 1992 par Guy Béart), avec « le mariage des quatre couleurs » comme allégorie du métissage ; Les Couleurs du temps (1973) et les autres chansons « arc-en-ciel » (disque de 1983) illustrent une préoccupation chromatique d’un ordre quasi métaphysique.

16 C’est un mot que Béart semble aimer pour sa charge poétique intrinsèque, et qu’on retrouve dans d’autres chansons, comme Quand on aime on a toujours raison (« tous les mots scintillent de rayons ») et notamment dans la période « New Age » : « je vois même au-delà de la vie / des rayons poursuivis / et je ne sais quels cœurs palpitants / après la nuit des temps » (Belle harmonie).

17 Version de 1977 ; c’est un « dalot » dans les versions précédentes.

18 Qui dessinera la pochette du disque de 1977.

19 Le couplet « J’ai chanté le monde électrique » répond au poème de Walt Whitman I sing the body electric, titre repris par Bradbury dans sa nouvelle du même nom et son scénario pour un épisode de Twilight zone  (1962).

20 Comme Alain Goraguer dans La Java martienne.

21 Ces arrangements « planants », avec leurs arpèges de neuvièmes aux claviers et les « nappes » d’accords, semblent davantage « dater » ces enregistrement que les versions originales.

 

 

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