
Jacques
Douai, l'enchanteur qui chantait les poètes
(un
article de Jacques Charpentreau)

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Dans son numéro 36, de
novembre 2008, la revue de poésie Le
Coin de table, sous la
signature de son directeur Jacques Charpentreau, a publié un
intéressant article sur Jacques Douai. Avec son autorisation
nous le reproduisons ici.
Revue Le Coin de table,
11 bis rue Ballu, 75009 Paris - 01 40 23 45 99
JACQUES DOUAI, L'ENCHANTEUR
QUI CHANTAIT LES POÈTES
La disparition de Jacques Douai (1920-2004)
a fait perdre aux poètes un ami, à la poésie une
voix parfaite, à l'art de la chanson un grand interprète.
Mais il n'était pas seulement un chanteur inspiré et récompensé
par de nombreux Prix prestigieux. Jacques Douai était aussi un
homme généreux, soucieux de culture populaire, particulièrement
engagé dans une pédagogie artistique et créatrice
qu'il sut faire vivre auprès de milliers d'enfants dans son Théâtre
du Jardin d'Acclimatation à Paris.
Un livre de Jean Dufour (1)
vient de retracer sa vie et son œuvre, avec beaucoup de sympathie et d'admiration.
Cette biographie suit sa carrière, depuis son enfance et ses premières
envies de chanter, jusqu'à ses grands succès en France et
à travers le monde, puis ses déceptions d'homme vaincu par
le système d'une société qui ne vise que le profit.
Ceux qui se souviennent encore aujourd'hui de son apparence un peu frêle
sur la scène, dans un costume immuable de "troubadour",
sans connaître sa vie d'avant le spectacle, seront peut-être
surpris d'apprendre ses aventures et mésaventures pendant la guerre
et l'occupation allemande - et ils seront sans doute ravis de sa ténacité.
L'auteur de ce livre a fort bien fait de rappeler ce que fut "l'école
d'Uriage" où passa Jacques Douai, en zone dite "libre",
sous la direction de Pierre Dunoyer de Segonzac, capitaine de cavalerie
de trente-quatre ans, chargé par le gouvernement de Pétain
d'encadrer la jeunesse. À Uriage, se retrouvèrent Beuve-Méry
(fondateur du Monde par la suite), Cacérès, Dumazedier,
Chombart, Mounier, etc. En fait, cette "École de cadres"
devint une pépinière de la Résistance. Tous ces jeunes
hommes durent un jour s'enfuir pour n'être pas arrêtés
et déportés. Beaucoup plongèrent dans la Résistance
active.
Après la Libération, à Paris, vint pour Jacques Douai
le temps des cabarets, une vie difficile, mais riche d'exigences et de
beauté. Il dut surmonter la maladie qui l'éloigna un moment
des cabarets parisiens minuscules, où se développait alors
la chanson française. Jacques Douai, premier interprète
masculin des Feuilles mortes de Prévert et Kosma, s'imposa
peu à peu, par son talent et par la qualité de son répertoire.
Puis, avec sa première épouse, Thérèse Palau,
il créa le Ballet National Populaire, mêlant les chants et
les danses, avec une grâce, une force, un élan fantastiques.
J'en garde un extraordinaire exemple. Les dirigeants parisiens de la Jeunesse
Ouvrière Chrétienne m'avaient demandé de prévoir
un spectacle pour leur fête annuelle devant avoir lieu au stade
Coubertin. L'assistance n'était composée que de jeunes gens
et jeunes filles de milieu populaire, Paris et banlieue, bien disposés
à faire la fête à leur manière, avec clairons,
pétards, chants, cris, grosse liesse, tout cela sympathique mais
bruyant, plus proche de la kermesse que de la danse folklorique. L'entrée
des danseurs et chanteurs provoqua un beau chahut. Ils firent face. Une
heure plus tard, le public, debout, leur faisait une formidable ovation.
Une fois de plus, grâce à Jacques Douai, l'art véritable,
la beauté, l'élégance, avaient conquis un public
populaire, si souvent méprisé. Une fois de plus, Jacques
Douai avait prouvé que tout cela était aussi pour ces jeunes
travailleurs.
Il avait également conquis ceux qui s'intéressaient à
la chanson de qualité, comme les directeurs de la Boîte
à Musique, la maison de disques d'Odile et Albert Lévi-Alvarez,
merveilleux personnages dirigeant personnellement une entreprise vraiment
artistique à laquelle Jacques Douai fut toujours fidèle.
Cependant, par amitié, il avait bien voulu enregistrer pour moi
à deux reprises, des disques au Studio SM, avec tout son
talent qui pouvait entraîner quelques difficultés par rapport
à une technique trop désincarnée. On enregistrait
alors l'accompagnement musical sans le chanteur (et parfois les parties
instrumentales séparées qu'on mélangeait ensuite !),
puis le chanteur s'appuyait sur cette musique pour chanter à son
tour. Bien entendu, cela ne convenait pas à Jacques Douai, ce que
comprenait parfaitement l'arrangeur et chef d'orchestre François
Rauber, un artiste lui aussi. Nous nous mîmes d'accord pour faire
l'inverse : accompagné par Rauber au piano, Jacques Douai
chanta d'abord seul, puis l'orchestre "se cala" sur sa voix,
donnant ainsi la priorité au chanteur, comme il se doit. Dans un
troisième temps, Jacques Douai devait chanter sur l'orchestre.
Hélas ! Son interprétation ce jour-là ne correspondait
plus… Tout simplement parce qu'en véritable artiste, il ne pouvait
pas faire deux fois la même chose. La sensibilité, l'émotion,
l'intelligence du texte, la voix - tout était nouveau. Je
ne sais plus très bien quel miracle réalisa l'habile preneur
de son, Michel Prophète, mais le résultat fut excellent,
et digne de l'artiste. Nous étions tellement loin des fabrications
du bizness ! Le public ne s'y trompa pas.
Son interprétation était à la hauteur des textes
de ses chansons, des plus grands poètes de tous les temps, notamment
de ceux de son époque. Cadou, Desnos, Jacob, Cocteau, Bérimont,
Queneau, Prévert, Aragon, Seghers, Ferré, Brassens, etc.
À ses débuts, ses plus grands succès furent File
la laine (de Robert Marcy), Colchiques (de Francine Cockenpot),
L'amour de moi (une belle chanson du XVIe siècle dont il
fit une nouvelle Renaissance), sans oublier Le bateau espagnol
de Léo Ferré qu'un spectateur lui demanda un jour sous le
nom de "La frégate portugaise". Jacques Douai mit lui-même
en musique un grand nombre de poèmes. Dans la dernière partie
de sa carrière, son interprétation du poème d'Aragon
Maintenant que la jeunesse, mis en musique par Léonardi,
était absolument déchirante. C'était celle d'un homme
qui se savait fragile, condamné. Il m'avait appelé au téléphone
la veille de son entrée en clinique, "pour me saluer",
disait-il. J'avais compris.
Il aurait pu s'en tenir à la chanson, puisqu'il excellait en ce
domaine. Mais, depuis toujours, il voulait partager l'art, son art, avec
tous. Il m'avait dit qu'il aurait aimé diriger une Maison de la
Culture. Un jour, un haut fonctionnaire du ministère des Affaires
culturelles me dit que la ville de Sceaux envisageait de construire un
tel Centre et cherchait un Directeur dès la préfiguration.
La mise en rapport fut facile. Jacques Douai devint Directeur de la Maison
de la Culture de Sceaux-Bourg-la-Reine, Les Gémeaux, dans
la banlieue parisienne. Il participa à toutes les étapes
de l'élaboration, de la construction, de la mise en service. Grâce
à son prestige personnel, il fit venir des spectacles de très
grande qualité, y compris dans le domaine des variétés
(ainsi le mime Marceau, Cora Vaucaire, Raymond Devos, des expositions
de tapisseries contemporaines, etc.). Pour avoir collaboré avec
lui dans cette aventure, je sais combien il fut meurtri de devoir céder
sur ses exigences de qualité, face aux "réalistes".
L'artiste laissa la place aux politiques locaux, et s'en alla.
Après le décès de sa première épouse,
Jacques Douai se remaria en 1981, avec Ethéry Pagava, une très
grande artiste, danseuse étoile à quinze ans, vedette des
Ballets du Marquis de Cuevas, etc. Comme elle était la petite-fille
du premier Président de la République géorgienne
(que le stalinisme avait fait disparaître), le mariage orthodoxe
eut lieu au château de Leuville-sur-Orge, au sein de la communauté
géorgienne. Ce fut une superbe cérémonie en plein
air, avec couronne tenue sur la tête des époux par les amis,
coups de fusils en l'air, banquet magnifique avec chants, poèmes,
sons de trompes, libations dans des cornes, etc. Les trois amis de Douai
présents (Seghers, Bérimont et moi) avaient décidé
de se réunir pour offrir aux mariés un vieil objet qui complèterait
la collection de Jacques Douai : une bassinoire en cuivre du XVIIe
siècle. Luc Bérimont s'en était chargé. Il
arriva en retard, la cérémonie champêtre était
en cours, le pope officiait. Bérimont, ne sachant comment rejoindre
l'assistance, errait, la gigantesque bassinoire dorée bien astiquée
en main, de bosquet en bosquet, au grand amusement de tout le monde.
Avec la troupe d'Ethéry Pagava, Jacques Douai se lança dans
une nouvelle aventure, au Théâtre du Jardin d'Acclimatation,
qu'il fit rénover, avec l'appui, l'accord, la confiance du Directeur
d'alors, Yves Dupont, un homme remarquable qui créa par ailleurs
le Musée en herbe. Grâce à lui, Ethéry Pagava
et Jacques Douai, pendant vingt ans reçurent deux cent vingt mille
jeunes spectateurs de Paris et sa banlieue, ils organisèrent des
colloques, ils ouvrirent le Théâtre à des chanteurs
célèbres ou débutants, ils dirigèrent une
école d'animateurs, ils firent venir des troupes de l'étranger,
comme celle des enfants de l'Opéra de Pékin. une autre des
États-Unis d'Amérique. À la fin de chaque spectacle,
les petits spectateurs allaient danser avec les professionnels. Le fameux
"Tiers-temps pédagogique" était bien vivant en
ces lieux : une utopie réalisée.
Mais tout cela coûte cher. Malgré des soutiens prestigieux,
celui d'Édouard Balladur, par exemple, quand il était Premier
Ministre, malgré sept mille signatures en sa faveur, l'action du
Théâtre est abandonnée par un nouveau concessionnaire,
Bernard Arnaud. En 1995, le Ministre de la Culture, Jean-Jacques Aillagon,
supprime toute subvention, de même la Ville de Paris, alors dirigée
par Jean Tiberi. La mandature de Bertrand Delanoë ne changea rien.
Ne pouvant régler ses charges sociales, le Théâtre
du Jardin est mis en redressement judiciaire. Une dernière mésaventure
permet de mesurer la distance qui a séparé Jacques Douai
et Ethéry Pagava du système du profit qui régit notre
société : en juin 2001, une communication téléphonique
leur signale qu'ils sont mis à la porte du Théâtre
dont on a changé les serrures. Impossible d'y entrer, donc de jouer.
"Deux cents enfants venus en autocars de la région parisienne
restent devant la porte". Douloureux symbole des gens ordinaires
devant la porte de la culture qu'on leur ferme au nez.
À tous ceux qui ont aimé Jacques Douai, le créateur
et l'interprète de la meilleure part de la chanson française,
il reste des disques à écouter pour retrouver l'enchantement
de sa voix. Et sans doute reste-t-il des souvenirs à ces cent vingt
mille jeunes spectateurs d'hier, aujourd'hui confrontés à
la vie que le système nous a faite. Ils ont l'âge de s'occuper
de leurs enfants. On leur souhaite de trouver un artiste comme Jacques
Douai, sachant allier l'enchantement de la beauté à un généreux
engagement pour la partager. Pour le moment, ce n'est qu'un souhait.
Jacques
Charpentreau
_______
(1) Jean
Dufour, Jacques Douai, l'art et le partage. Préfaces
d'Edgar Morin et de Georges Moustaki. Le Bord de l'eau, 12, allée
Bastard. B. P. 61. 33360 Latresne. 180 p. 17 .
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