A propos de Guy Mauffette
… et de Félix Leclerc

 

par Jacques Bertin

A propos de Guy Mauffette
… et de Félix Leclerc


Un livre paru récemment (hiver 2005) au Québec (Guy Mauffette, le laboureur d'ondes, par Luc Dupont, éd. Multimondes) devrait intéresser ceux qui se passionnent pour l'histoire de ce pays et de sa culture ; et ceux qui se passionnent pour Félix Leclerc.

C'est une évocation de Guy Mauffette (1915-2005), un des pionniers de la radio québécoise. Mauffette fut un des plus célèbres réalisateurs du Québec. Notamment, dès 1939, il mit en onde Un homme et son péché, pendant sept ans. Ce radio-roman fut ultra-célèbre. Puis on lui doit d'avoir conçu et animé le fameux Cabaret du soir qui penche, de 1960 à 1973, de 20 h 30 à minuit, chaque dimanche, sur Radio-Canada. Cette émission ("culte", comme on dit aujourd'hui) fut très importante pour l'essor et l'épanouissement de la chanson d'auteur québécoise.

Mauffette fut aussi l'un des grands amis de Félix Leclerc. C'est Mauffette, Félix me l'a raconté, qui l'introduisit dans le milieu radiophonique de Montréal, pendant la guerre. Ils épousèrent d'ailleurs les deux cousines qui, élevées ensemble, étaient plutôt des sœurs. Et ils fondèrent avec Yves Vien, frère de l'une, une compagnie théâtrale, la compagnie VLM (leurs initiales), qui joua les pièces de Félix.

Dans le livre cité, Mauffette parle de Félix (p. 100 à 110). Il redit ce que fut leur amitié, son évidence immédiate. ("…A Félix, la première fois que je l'ai vu : ''Pourquoi tu me donnais pas de nouvelles ? Pourquoi tu m'écrivais pas ? '' Pourtant c'était la première fois que je le voyais !")

Mauffette affirme que Félix était déjà connu - et aimé - au Québec avant d'aller en France, engagé par Jacques Canetti, en décembre 1950. C'est une belle page, que j'ai plaisir à citer ici :

"En voyant Félix, j'ai pensé à Virgile, j'ai pensé aux Géorgiques, j'ai pensé aux Bucoliques ; et puis j'ai pensé à Villon… Villon, quand il arrivait quelque part, il '' rentrait '' pas dans un boui-boui, dans un restaurant, il APPARAISSAIT ! Félix, vous savez, il avait un charisme, il avait une aura, il avait une personnalité très attachante. Tout le monde l'aimait. Quand il est arrivé en ville, tout de suite, je l'ai présenté au " tout-Montréal ". J'aurais pu le garder pour moi-même ! Mais je l'ai présenté à tout le monde. Et… quand on dit que Félix Leclerc, on doit à l'Europe de le connaître, C'EST PAS VRAI ! C'EST UN MYTHE ! Radio-Canada a réalisé je ne sais pas combien de séries d'émissions de Félix (Le Théâtre dans ma guitare, Je me souviens). Moi-même, j'ai réalisé peut-être 100 de ses textes (Les Pigeons, Le Fou de l'île, Maison à vendre, L'Ecriteau - 1000 de ses textes !) Puis je lui ai cédé ma place pour présenter Radio Bigoudi, et lui, il le faisait en chansons. Et puis, j'ai pensé tout de suite à lui pour Un Homme et son péché (…) Paul Leduc lui a fait toute la série Je me souviens ; ça a duré un an, deux ans. Et puis Deyglun, c'est pas possible comme il l'a fait travailler. Et puis tout le monde !"

"Le père Legault (un des fondateurs du théâtre québécois moderne. JB), c'est pas un Français ! A l'époque, on était très snob, et il n'était pas question qu'on monte des pièces québécoises. Eh bien, c'est lui qui a créé Maluron. J'ai joué le rôle de Maluron. Et puis après ça, Yves Vien - qui était le frère de la première femme de Félix - et qui a été le grand patron, côté business, du théâtre des Compagnons de Saint-Laurent du père Legault - a permis que l'on monte au Gesù : Le P'tit bonheur, La P'tit' misère, La Caverne des splendeurs. MAIS BONTE ! c'est fou tous les Québécois qui l'ont aidé, qui ont travaillé pour lui, qui l'ont aimé ! Barry, Duquesne se seraient mis à genoux devant lui. Jeanne Maubourg l'aimait sans bon sens ! Mais tout le monde l'aimait ! C'EST PAS VRAI qu'on doit à l'Europe de le connaître ! ! ! "

Personne ne nie que Félix était déjà, en 1950, une vedette dans son pays. Mais pas dans la chanson : une vedette de la radio et de la plume, oui, un écrivain connu. Peut-être chantait-il déjà davantage que je l'ai écrit dans mon livre (Félix Leclerc, le roi heureux, Arléa 1987). Mais ce qui s'est passé après, en France, c'est la reconnaissance du chanteur, venue du vieux pays, et encore jamais accordée à aucun autre Québécois, dans aucun domaine artistique. Disons : la gloire.

Et si, quant à moi, j'ai paru, dans ce livre, minimiser la reconnaissance québécoise, ce fut d'ailleurs sous le contrôle de Félix, qui a relu mon texte. C'est de lui que je tenais… l'information.

Parlons de sa rencontre avec Jacques Canetti, en juillet 1950. En visite à Montréal, l'impresario français, ayant vu et entendu plusieurs chanteurs qui, bêtement, suivaient la mode du moment, se préparait à rentrer en France bredouille, lorsque quelqu'un lui parla de Félix. Guy Mauffette, toujours dans ce livre, donne son témoignage sur la rencontre. Sa version des faits est différente de la mienne.

"Jean-Pierre Masson avait joué dans Le P'tit bonheur, La P'tite misère (de Félix) ; et il animait aussi une émission, le matin, à CKVL. Un jour, la veille même de sa fête, je dis à Félix : '' Si tu veux, on va faire une surprise à Jean-Pierre. Demain matin, on arrive au beau milieu de son émission, toi avec ta guitare, et puis on lui fait une fête !'' On s'est donc rendu et on l'a fait. Et après l'émission, on est allé dans un autre studio pour continuer à parler. Et Pierre Dulude, qui jouait un rôle très important à CKVL à cette époque-là, en cachette, il a enregistré tout ce que Félix chantait dans le petit studio. Il avait donc ça sur ruban. Puis quand Jacques Canetti est passé à Montréal, il lui a fait entendre le ruban et il l'a engagé - Paf ! - comme ça ! (…)

- Il avait donc fait pas mal de millage, Félix, au Québec, avant cet événement-là ?

- J'pense bien ! Seulement lui, il était un peu amer… "

J'ai raconté la même rencontre dans mon livre (F. L., p. 171). Mais différemment. Ma version, je l'ai recueillie de Canetti lui-même, et elle me fut confirmée par Pierre Dulude, qui en avait été l'organisateur. Guy Mauffette donne la sienne, différente ; et tout aussi honnêtement. Henri Deyglun (F. L., p. 171, note 1), en a donné une troisième… Bon.

Autre question. A Montréal, en décembre 2005, Luc Dupont, l'auteur de Guy Mauffette, le laboureur d'ondes, m'a demandé le sens d'une phrase (qu'il cite d'ailleurs dans son ouvrage) écrite par moi dans mon F. L. : "Mauffette sera le frère de Félix, son jumeau, son mentor, son amitié profonde, son ennemi juré, son mal et sa tendresse."

- Que vouliez-vous dire par : " ennemi juré " ?

Il me faut admettre que ma phrase est plus poétique que scientifique. Il faut la lire d'un jet, la totalité faisant sens. Dans mon esprit, l'"ennemi juré" doit être pris par antiphrase, vu le contexte et les mots qui précèdent. J'aurais pu écrire : son âme damnée. Je regrette ce mot aujourd'hui, puisqu'il peut laisser croire que les deux hommes aient pu à un moment être fâchés. Or, ils n'eurent pas, à ma connaissance, de différends ni de heurts.

Je ne connaissais pas Guy Mauffette. Pendant la préparation de mon livre (86-87), je lui avais demandé un rendez-vous, pour qu'il me parle de Félix. Or il refusa de me rencontrer. Une telle rencontre, m'aurait été très utile pour la connaissance de la vie culturelle québécoise de l'époque. En outre, elle m'aurait apporté des informations sur les deux hommes, et leurs relations.

Pourquoi ce refus ? Il me surprit beaucoup (je n'eus aucun autre refus). La biographie de Félix, c'était quelque chose, tout de même !

Je n'ai jamais entendu personne faire allusion à une brouille entre eux. Evidemment, le divorce de Félix, avec son départ de Vaudreuil, fut un changement d'univers majeur. Cela peut être une explication.

Ou bien, est-ce que Mauffette, en mal de reconnaissance, a pu souffrir de la gloire de Félix ? En janvier 1977, Félix avait écrit, dans Le Petit livre bleu, cet hommage, qu'il avoue lui-même un peu tardif, à son ami :

"Il fallait un maître-poète pour imposer tous ces artistes à six millions de Québécois et faire de nos chansons naïves et fragiles des chants de résistance durs et importants, comme disent les Français. Avec patience, amour, autorité, Guy Mauffette était là, est toujours là depuis quarante ans. Tous, nous lui devons une chandelle plus grosse que le cierge pascal.

Sans lui, nous serions restés des chanteux de veillée, des claqueux dans les mains devant l'étranger.

Merci Guy.

Depuis trente ans j'attendais ce moment de te le dire. Tu auras des successeurs, jamais de remplaçants".

Peut-être Mauffette a-t-il, à certains moments, souffert de la gloire de Félix ? Il a certainement souffert de l'oubli où il était plongé lorsque je l'ai contacté, alors qu'ayant quitté Radio-Canada (1981), il était dans sa période la plus noire.

Une biographie est un ensemble de faits, de témoignages, d'impressions. Avec des blancs, des silences, des points d'interrogation… Elle est toujours incomplète, fragmentaire, fantasmée. On trouvera dans mon livre des interprétations erronées, des exagérations, des impasses c'est certain. J'ai écrit ce livre du vivant de Félix, en me servant avant tout de ce qu'il me disait, lui, qui sans être jamais menteur ni de mauvaise foi, bien sûr, était exagérateur, poétique, romanesque… et fut évidemment parcellaire. Une biographie n'est jamais un acte scientifique. C'est une approximation : une approche. On suit la piste de quelqu'un. En plus de ça, je partais à la recherche du Québec, moi, l'ignorant, pour le raconter aux Français ! Félix, Québécois ordinaire et extraordinaire, me permettrait de trouver son pays. J'étais certain, je le suis toujours, que des Québécois y trouveraient à redire. La rigoureuse biographie de Félix (mais peut-être pas moins discutable…) reste à écrire !


Tout cela me permet de revenir, pour la première fois, sur mon livre. Félix Leclerc, le roi heureux fut édité en 1987 par Arléa. 13.000 exemplaires furent vendus la première année, dont environ 12.000 au Québec, où il fut pendant deux mois dans le palmarès des meilleures ventes. Une édition québécoise fut ensuite publiée par Boréal. Elle circule encore aujourd'hui et le tirage de celle-ci se situe autour de 15.000 exemplaires.

Jacques Bertin

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