Un entretien avec Francesca Solleville

 

Propos recueillis par Jacques Perciot

" …Il cherchait une chanteuse pour interpréter deux textes d'Aragon... C'était pour une soirée à la Mutualité, le soir où Léo Ferré… "

 

Un entretien avec Francesca Solleville

 

Tu es " née " dans les cabarets de la rive gauche, as-tu gardé une certaine nostalgie de cette époque ?

Et comment ! Je pense aux jeunes qui démarrent maintenant. Je me rends compte qu'on avait vraiment de la chance. Quand tu démarrais, tu n'étais pas forcé de faire tout de suite une heure, une heure et quart de tour de chant comme maintenant. Même quarante minutes en première partie, il faut quand même savoir le faire. Là, tu faisais trois ou quatre cabarets dans la soirée, tu chantais cinq ou six chansons à chaque fois. En plus, on se retrouvait tous au bistrot du coin, on se disait du mal les uns des autres… On rigolait bien ! Et on gagnait sa vie, quand même. On touchait 12 francs, je me souviens. Trois cabarets, ça faisait 36. On pouvait manger et on apprenait notre métier.

C'est, évidemment, l'amour des mots qui a fait de toi une interprète !

J'ai eu beaucoup de chance, j'ai été " bien élevée ", j'ai eu de bons profs. J'adorais la littérature, j'étais une grande proustienne, notamment. Au départ, je voulais être chanteuse lyrique et j'ai étudié le chant avec Maria Freund, une grande chanteuse lyrique. Je suis restée dix ans avec ce prof. Et Maria Freund, c'était le mot qui l'intéressait. Ensemble, nous avons travaillé tous les grands lyrics du chant et c'était les mots qui nous portaient. Moi, à l'époque, j'étais tout ce qu'il y a de plus snob par rapport à la chanson. Ma cabane au Canada et tout ça, merci ! Je trouvais ça nul, j'étais méprisante à mort ! J'ai commencé à donner des concerts : Monteverdi, Schubert, Schuman… Je côtoyais des comtesses, des princesses. Je me produisais dans des salons comme au dix-neuvième siècle. Je portais une robe de velours que ma mère avait taillée dans un rideau. J'ai des photos de moi à la Villa Médicis, tu verrais ça, c'est d'un solennel ! D'un somptueux ! Je chantais avec conviction devant des gens très gentils, très riches, très snobs, très cultivés. Je me faisais l'effet d'un petit oiseau tombé dans un endroit où il n'y a que des cygnes…

On peut savoir ce qui t'a fait bifurquer vers la chanson ?

J'ai une amie qui travaillait avec Boris Vian, chez Philips-Fontana. Il cherchait une chanteuse pour interpréter deux textes d'Aragon mis en musique par Philippe Gérard. C'était pour une soirée à la Mutualité, le soir où Léo Ferré allait créer dix chansons d'Aragon qu'il n'avait pas encore enregistrées. Mon amie lui a parlé " d'une copine qui chantait très bien " et j'ai rencontré Philippe Gérard qui m'a montré ces deux textes magnifiques. J'ai appris ça en une semaine et je me suis retrouvée à la Mutualité pour la fameuse soirée. Aragon était là. Il présentait son dernier livre, La semaine sainte, je me souviens. La salle était comble, tout le Parti communiste était là, Maurice Thorez y compris. Moi, je ne connaissais pas ce public-là. J'ai eu un succès ! Je crois que je n'en ai pas connu de pareil depuis. On a dû éteindre : à la Mutualité, il fallait impérativement terminer avant minuit, à cause du dernier métro. Dans les coulisses, Madeleine Ferré était folle de rage. Et puis j'ai écouté Léo Ferré et là, ça m'a sciée ! En cinq minutes, j'ai compris que mon public, c'était ce public. Des intellectuels, des gens qui travaillent… Il y avait de tout, absolument, comme à la fête de l'Huma, tu vois.

Et tu rencontres Ferré !

Je suis allée le voir à sa sortie de scène. Je lui ai dit que j'étais bouleversée, que je trouvais ça magnifique, que j'avais terriblement envie de chanter ses chansons. Il m'a dit : " Tu viens chez moi demain matin ! " J'y suis allée, boulevard Pershing, et il m'a donné toutes ses chansons, y compris des Seghers et des Bérimont. J'ai auditionné à la Colombe et on m'a engagée tout de suite parce que j'avais un répertoire formidable. Un répertoire que n'avaient ni Monique Morelli, ni Christine Sèvres. Il faut dire qu'elles m'ont un peu regardée de travers quand j'ai débarqué. Et je me suis retrouvée à faire les cabarets avec L'affiche rouge, Est-ce ainsi que les hommes vivent ?, Merde à Vauban… Par la suite Philippe Gérard m'a présentée à Pierre Mac Orlan, un homme absolument adorable et qui m'a donné plein de chansons. Forte de tout ça, je suis partie pour Bruxelles avec Johnny Hallyday ! Je ne savais pas du tout dans quoi je m'embarquais. C'est une agence qui m'avait contactée, ils avaient du mal à trouver une première partie, tu comprends, tout le monde avait peur de recevoir des projectiles. A Bruxelles, c'était à l'Ancienne Belgique, le directeur nous avait dit " Je ne veux pas d'histoires, si vous commencez à prendre des choses sur la tête vous sortez de scène, vous serez payés quand même. " Il y avait deux numéros avant moi, une troupe espagnole et une jeune danseuse. Ils se sont fait jeter. Mais moi, pendant dix jours, je me suis tapé le public de Johnny Hallyday ! Un public formidable, à la troisième chanson : c'était parti ! Après ça j'ai chanté au casino d'Ostende. J'étais bien payée, on était logés dans un hôtel de luxe avec mon mari, en bord de mer. Mais le public du casino ne pas plu du tout. Je préférais les gamins de Johnny !

On a l'impression que l'interprète que tu es a toujours su " aimanter " les auteurs, c'est un peu ça ?

J'ai eu cette chance. Parce qu'il ne faut jamais s'arrêter en route, même si tu atteins un certain niveau. Il ne faut jamais rester au même endroit, il faut avancer, aller voir, remonter, redescendre… Circulez, il y a tout à voir ! Quand j'ai rencontré Allain Leprest, pas mal de gens avaient disparu, je pense, entre autres, à Maurice Fanon. C'est Allain qui m'a accostée, à Antraigues, chez Jean Ferrat. J'avais entendu parler de lui, mais je ne l'avais jamais vu sur scène. Moi, les disques, c'est pas mon truc, j'ai besoin de voir les gens en chair et en os. Et il est séduisant Allain, c'est le moins qu'on puisse dire ! Il m'a dit : " Je vais t'écrire deux chansons ", je lui ai dit : " Non ! Tu m'en écris douze ! " On s'est retrouvés chez Gérard Pierron et, en quatre jours, il m'a fait des chansons magnifiques. J'ai fait un premier disque et j'ai continué avec des gens de son entourage : Bernard Joyet, Michel Bühler… Sur ce dernier album, le petit Thomas Pitiot m'a fait la chanson Je déménage. Il m'avait demandé sur quel thème je voulais qu'il écrive, j'ai dit : " Là, je déménage, c'est l'enfer, je suis vieille, désemparée "… Et il m'a fait cette ravissante chanson. Il y a aussi Rémo Gary, que j'ai découvert à Saint-Julien Molin-Molette, au cours du festival qu'a monté Michèle Bernard. J'ai entendu Le petit matin, chanté par un choeur. J'ai cherché ce Rémo Gary partout et je lui ai demandé cette chanson. Ensuite il m'a écrit Je te passe le poing et d'autres, magnifiques. Anne Sylvestre aussi m'écrit des chansons ! Je ne remercierai jamais assez les auteurs. Un interprète, s'il existe, c'est grâce au public et grâce aux auteurs. L'interprète a une chance inouïe parce qu'il s'enrichit de tous les autres. Si tu veux, nous sommes des prédateurs ! En même temps, tu manges des gens qui sont contents d'être mangés. C'est fantastique. Quant au public, tu as bien compris que moi, ça n'est pas la salle de bains qui m'intéresse !

Qu'est-ce qui diffère entre les chansons de tes débuts et celles que tu chantes aujourd'hui ?

Les textes ne sont plus les mêmes, les mots sont agencés différemment. C'est beaucoup plus compliqué qu'avant, plus raffiné, d'une certaine manière. Les images sont à tiroir. Quand je chante une chanson de Leprest, à chaque fois, c'est une découverte. J'en parlais avec Jean Ferrat, qui trouve ce dernier disque un peu compliqué, justement, moins direct que ce que je chantais avant. Je lui ai dit que le style des auteurs avait évolué, que dans vingt ans (nous ne serons plus là pour voir ça), ce ne sera pas pareil non plus. C'est normal et c'est tant mieux, parce que si on avait rabâché dans le même style, on n'aurait pas tous ces bons auteurs. Des trentenaires qui sortent des caves. On ne sait même pas d'où ils sortent, ni comment ça se fait, mais voilà, c'est le cordon qui se prolonge. J'ai l'impression de faire partie de ce cordon, de ce lien qui les relie aux auteurs d'avant.



Propos recueillis par Jacques Perciot. In Le Petit format, bulletin du Centre de la chanson d'expression francophone, numéro 95, mai-juin 2008.

Proposer un texte à la revue Les Orpailleurs