n° 200
avril 2016


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Encore un beurre mou !

 

Ah, je n'en peux plus d'écouter la classe parlante, qui me donne de l'urticaire, me fait hurler tout seul en sautant sur place, et me fait vouloir étrangler mon chien… La classe médiatico-blabla, d'où déferle l'ultra-conformisme : vérités révélées, objurgations puritaines… Ainsi vous le disent ces nouveau curés : vous êtes racistes, repli frileux, populistes ! Tenez, un exemple parmi d'autres, je lis dans la pub d'un festival littéraire : « à l'heure du réflexe identitaire, de la tentation du repli sur soi, de la peur ou du refus de l'autre... » - je vous épargne la suite, toute du même saladier… Ce baratin est partout. L'intelligentsia cravache pour nous mettre dans le bon chemin. Je n'en peux plus.

Je suggère ce texte à ma concierge : « à l'heure du réflexe identitaire, de la tentation du repli sur soi, de la peur ou du refus de l'autre, la concierge est dans l'escalier ». Non ?

Ici, je vais vanter Marcel Gauchet. Je viens de terminer son dernier livre (1). Très clair et clairvoyant. Il va certainement se faire mal voir (populiste etc). C'est pour cela que je veux ici dire le bien que j'en pense, et de sa compréhension du problème français.

« Les élites françaises ne sont pas seulement coupées des populations, elles ont aussi et surtout un discours de mépris à l'égard des Français. (…) C'est une des fortes singularités françaises du moment, entretenue par la fraction du milieu journalistique et intellectuel qui donne le ton. A en croire cette vulgate dénonciatrice, nous aurions le malheur de vivre dans un pays rétrograde, fasciste, raciste, peuplé de beaufs infréquentables. »

C'est tellement ce que je ressens ! Et depuis des années !


Et il y a l'avenir, religion des temps modernes. Pour eux, émettre un doute quant à l'avenir est déjà un péché contre la foi ! ...Pendant ce temps-là, sous nos yeux, s'active la diminution de l’État, coincé entre l'Europe mondiale et des Régions drôlatiques dessinées par des technocrates descendus de la planète mars un 1er avril.

...Et la fin exigée - plus vite que ça ! - du « on » français. Sommes-nous un peuple ? Non, bien sûr (c'est passéiste, ridicule, méchant…). Et notre culture nationale est une illusion dangereuse qu'il faut éradiquer (sauf à l'exportation, peut-être…)


Là, je m'arrête. Et je vous livre un peu de mon expérience vécue du « on ». Voilà : j'adore le Québec où je séjourne souvent ; or, lorsque j'y suis, je ressens chaque fois, après une douzaine de jours une sensation d'étrangeté qui affirme que, certes, nous parlons la même langue et avons les mêmes valeurs, mais que tout est différent ; bref : je ne suis pas chez moi. Suis-je un fasciste d'avoir vingt fois vécu cette sensation ?      


Parlons d'autre chose. Je n'ai plus de télévision, dites donc ! Ces dernières années, je ne regardais plus que les chaînes d'info. Les derniers mois : trois minutes et basta ; je fuyais, exaspéré par le style parlé et les aventures de la présidentielle… Puis j'ai pris la décision. J'admets qu'il y a là, dû à l'âge, un peu de lassitude du monde.

Je me souviens de la première télé familiale : juste après la première machine à laver (jusque là, ma mère lavait son linge dans une lessiveuse, toute la journée du lundi, derrière la maison, sur un feu de bois). Avant ça, les débuts de la télé, dans ma mémoire, c'est « l'étape », qu'on allait voir dans la maison d'à côté, en juillet, pendant le Tour de France cycliste : on finissait le repas en vitesse et à 20 heures 30, tous les hommes de la maisonnée couraient chez les voisins. Puis, on revenait vingt minutes plus tard… Un soir, il y eut Cyrano de Bergerac, chez un copain. Inoubliable. Pourquoi je raconte ça ? Pour mon plaisir. Je continue. Je n'eus évidemment pas de télé lorsque je fus étudiant ! Ni même de radio. Pas d'argent pour ça. Mon premier tourne-disque me fut offert par Béatrice, une amie – j'avais 22 ans !

...Et maintenant ? La radio dans l'auto, rarement. Pas chez moi, non : je ne sais même plus ce que j'ai fait du fil. Sur le contenu et le ton, voir ci-dessus. Et ne parlons pas des fautes de français et des rengaines anglo-yankees obligatoires. Alors, que me reste-t-il ? Des milliers de livres, dans toutes les pièces et les couloirs de ma maison, qui gémissent, qui miaulent, qui demandent qu'on les aime…


Parlons d'autre chose. Comme notre façon de nous habiller a régressé ! L'alliance entre la « Haute » couture et les industries du vêtement de masse installées au Kazatchatka a parfaitement fonctionné, en abolissant les critères du goût et de la qualité. En haut, pour des raisons de rébellion, de novation ; en bas, pour que la taille, l'ajustement, la résistance du tissu et de la teinture n'importent plus et qu'on puisse multiplier les produits nuls - et ainsi les bénéfices… Je fréquente les magasins de fringues, désormais, en ronchonnant. J'y cherche des vêtements simples, sans slogans publicitaires dessus, solides, durables. Mais ça n'existe plus… Je fais donc comme tout le monde - et je lègue ce fait historique aux historiens futurs : pour la première fois, pauvres et riches, tout le monde est mal habillé, avec des vêtements qui sont usés au premier lavage. Jamais vu depuis des siècles. C'est la mondialisation qui fait ça.


Parlons d'autre chose. Encore dérangé par un crieur ! Un crieur qui croit qu'il parle. Ah, le nombre de gens qui ne savent pas parler. Quoi ? Oui, je dis bien : qui ne savent pas parler. Le commerçant qui me hurle dans les oreilles : « ...ET AVEC CA ? » La prof qui va d'une extinction de voix à l'autre parce qu'elle n'a jamais « posé » sa voix et qui, un jour prochain, changera de métier parce que les élèves se moquent de sa petite piaillerie bizarre. Alors qu'une leçon ou deux, à l'adolescence, pourrait régler ce problème ! Je vous dis pas les sommes qui seraient économisées par la Sécu. Mais on ne m'écoute jamais… Allez ! Tournons-nous vers l'avenir ! Pas de repli sur soi ! Pas de frilosité !


J'ai décidé, l'autre jour, revenant d'un de ces magasins en écoutant la radio où on m'engueulait pour mon passéisme euh populiste, de faire un beurre mou. Pas trop grave, quand même, le beurre mou. Je n'ai pas de séquelles, paraît-il, soit dit pour mes amis.

J'insiste, un peu, sur le beurre mou, certes (2). Mais c'est que je suis particulièrement fier de mon jeu de mots. Je vous dirais bien que j'ai fait un burnou - mais j'imagine les réactions… 



(1) 
Comprendre le malheur français, Marcel Gauchet, Stock
(2)
Voir Policultures n° 196 de nov-déc 2015



Jacques Bertin