n° 110
octobre 2006

 

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L'impossible programme

 

 

On va rire de moi. Il m'est venu l'idée d'écrire sur le programme culturel d'un éventuel candidat à la Présidence. On ne se refait pas, quoiqu'on soit souvent refait…

De gauche, le candidat, ou de droite ? Oh, ça n'a pas d'importance. Les politiques menées depuis longtemps se ressemblent tant ! Voyez. On n'entretient pas le patrimoine (Policultures de septembre) mais on fait des Journées du patrimoine. On ne préserve pas le patrimoine muséal (Rapport de la Com. des aff. Cult. du Sénat, 2003) mais on organise des expos tintamarresques. A l'étranger, on ne sert pas la culture française mais on fait "travailler nos artistes". On construit, droite et gauche, des Zéniths au service de la massification de la consommation ; et des Théâtres rénovés nécessaires à mon ego. On collabore en famille avec les industries culturelles, à qui on a concédé depuis des décennies l'âme des gens… Et cætera.

Certes, à droite, un programme ultralibéral serait de tout privatiser. Fonder un bazar à l'américaine : l'entertainment, avec deux ou trois niches friquées pour la Comédie française ou l'Opéra. Et vive le mécénat (car monsieur Jourdain, PDG, n'est plus un Philistin). Pour tout le reste : ce qui n'est ni rentable ni médiatique irait aux collectivités locales, allez hop, trop contentes de gonfler leur jabot. L'important est que notre Création soit vendue à New-York.

Pour cette politique-là, il est encore trop tôt. Il reste dans ce pays trop d'Etat, trop de sens qui colle aux semelles, trop de passé idéaliste, de gaullisme en survie, de Vilar et de Léo Lagrange, bref, trop de pays… Un candidat de la droite actuelle n'osera pas aller si loin. Il pêchera dans des eaux plus tièdes.

Il défendra "la Création". A gauche aussi, on vous dira qu'on veut "défendre la Création". Cela signifie : subventionner. Qui ? Pourquoi ? On ne sait pas ; on ne saura pas. Aborder le problème des critères et des valeurs serait suicidaire. Le candidat défendra donc "les professionnels", abusivement confondus avec la culture. Depuis vingt cinq ans, elle a été mise sous tutelle par les intérêts catégoriels. On gère la pléthore, comme chacun sait, mais on a perdu la grille des valeurs.

On nous parlera - gauche et droite - de la "démocratisation de la culture". Ce terme avait jadis un sens : accès pour tous à la culture la plus exigeante, celle qui élève l'âme. Il signifie actuellement : consommation massive à pas cher et/ou présentation au grand nombre des créations d'individualités géniales sorties de groupes influents.

Le candidat pourrait parler de "démocratie culturelle". Affirmer que le peuple est le but, la source, le contenu, le sens même de la culture. Qu'il n'est pas là pour seulement applaudir. Que la culture doit fournir de la raison de vivre individuellement et collectivement, et des valeurs pour un humanisme qui, et ça urge, est indispensable. Je crains que le candidat ne se lance pas dans un discours si populiste.

Bon, mais quel programme ?

Le premier axe pourrait être pour notre téméraire de réagir contre la fausse idée qui a consisté à faire du Ministère la maison des artistes, et de la fabrication d'œuvres l'unique but de toute la manœuvre.

(Lassé de la vie politique, il annoncerait ensuite vouloir remettre les industries à leur place ; tant il est vrai que l'alliance entre la culture et les industries culturelles ne devrait jamais aller de soi. Je veux dire : sans confrontation armée.)

Et le malheureux candidat poursuivrait. A d'autres époques, j'aurais dit : relance de l'éducation populaire. Volonté de lui redonner son sens, celui d'une libération, sa place au centre de la politique culturelle. Mais je ne crois pas qu'il y ait actuellement dans ce pays assez de foi dans l'émancipation par la culture pour remplir un congrès. Qui pense encore qu'il faille un peuple pour faire un pays. Il faut des capitaux et des entrepreneurs (dynamiques), non ?

La réhabilitation de la pratique amateur ? Ah, vous prétendez que la professionnalisation n'est pas la fin de tout acte culturel ? Comme vous y allez ! Le candidat se tait, se terre. Il est mort.

Il se relève, néanmoins, et dans un effort ultime : je souhaite le retour de l'Etat ! souffle-t-il. Il y a trop longtemps que l'Etat camoufle son incapacité derrière des nuées de "projets" et de "partenaires" (les élus locaux, l'Europe, TF1, Walt Disney, AXA, le garage Caltex…). Les gens aimeraient bien entendre ceci : je suis l'Etat, je sais ce que j'ai à faire, et je le fais.

Et on remettrait de l'ordre chez les subventionnés, tiens. Là, il faudrait affronter la camarilla des récipiendaires des postes ; ceux qui ont leurs entrées dans les médias. Affronter les médias ? Comment faire ça sans pression militante ? (Il n'y a plus de militants culturels…). (Il n'y a plus de candidat).

Les fondateurs voulaient changer le monde, nourrir la citoyenneté. Aujourd'hui, le problème de notre société, c'est que nos porteurs de parole ont pour caractéristique commune de ne pas avoir la foi dans la société. Un pays ? Pour quoi faire ? Un peuple conscient ? A quoi ça sert ? Ceux qui pensent que la mission de la culture est la lutte pour l'humanisme sont considérés comme des ennemis. Pour le moment, malgré ce déficit d'âme, elle fonctionne, la société, quoiqu'elle prenne l'eau de toute part ! Et ce miracle même encourage notre inappétence. Un jour prochain, le manque de foi tournera en crise, et on aura à nouveau besoin que la culture serve à quelque chose. Mais c'est trop tôt (et, du point de vue des classes dominantes, cette absence d'âme réussit assez bien, puisque, en gros, le peuple fout la paix depuis 25 ans, ce qui permet à ces mêmes classes de regagner le terrain social cédé depuis un siècle…).

Je ne crois pas qu'aucun candidat aura un programme culturel. Sinon celui d'être l'ami des artistes, de créer des événements dérangeants, de défendre la création, la subversive surtout, et quelques autres billevesées du même rose. Toujours plus de manifestations, toujours plus de samedi soir, toujours plus de "culture". Mais ce n'est pas la culture.

Allons, les problèmes professionnels seront évoqués, les organisations se feront entendre ; mais aucun programme culturel ne sera présenté.

Qui es-tu, pour t'exprimer sur ces sujets ? Es-tu un Créateur ? Un universitaire patenté ? Un responsable mandaté par son organisation ?

- Je suis un citoyen qui se rend malade à réclamer des choses qu'on ne lui donne pas.

 

Jacques Bertin