n° 121
novembre 2007

 

Index des articles

Continuons à fuir…

 

Dans les pages Culture d'un quotidien, sous la plume d'un journaliste ravi, je lis qu'une certaine ville "mise sur la danse". L'autre jour, une autre misait sur le rock, et le journal s'en félicitait aussi. En gros : cette agglomération industrielle sinistrée à trouvé un bon "créneau" pour se faire une "nouvelle image", et cette autre a su, en montrant son dynamisme, attirer des industriels, des cadres, des touristes. N'est-ce point formidable ?

Non. C'est navrant.

L'utilisation de la culture comme "vecteur" du développement économique est un crime contre… la culture. Cette instrumentalisation, cette déformation du sens, du rôle, des missions de la politique culturelle est lamentable. Car la collectivité ne doit pouvoir assigner à la culture publique qu'un seul but, en plus de conserver le patrimoine : élever l'âme des citoyens. Que cette trahison passe aujourd'hui pour normale est le signe du laisser-aller des intellectuels, des artistes et des politiques depuis une génération. Cette conception, qui mettrait d'accord contre elle le Paul Nizan des Chiens de garde et le Julien Benda de La trahison des clercs, proclame la victoire de l'entertainment, du boulevard, de tous les show-biz.

Et je ne parle même pas de la façon qu'ont les élus de budgétiser des entreprises d'abrutissement (les Zéniths, par exemple) avec la même foi que la bibliothèque ou le musée. "Il en faut pour tous les goûts, on respecte tout le monde". Le politique subventionne l'élévation de l'âme comme son abaissement, il montre ainsi son dynamisme. Et son souci des jeunes

Qui remettra en question les clichés admis ? Il ne semble pas qu'on puisse compter sur la jeunesse pour se rebeller, tant elle est prise au piège des fausses révoltes et autres "contre-culture". Quant aux artistes, toutes disciplines confondues, ils sont occupés à compter leurs indemnités et subventions. Les intellectuels, eux, passent l'hiver dans le hall de la télé et l'été à remonter l'avenue de la République d'Avignon à 20 h. Rien à espérer.

Alors ? Qui donc dans cette société médiatique réalisée est porteur de révolte possible ? Eh bien, pour le moment, le groupe le plus exigeant sur le fond, sur l'âme, et en même temps le plus cultivé, c'est le groupe 60-70 ans des classes moyennes. Il se pourrait bien qu'il y ait de l'avenir de ce côté.

Ce groupe est confronté au rien prétentieux de la culture dominante (médiatisme + industries culturelles + institution subventionnée), toute cette espèce de fade injonction à consommer, tout ce sirop lourd, tout ce papier glacé à jeter à mesure, vague après vogue, tout ce bois qui brûle sans chauffer… Ces jeunes vieux, je les rencontre souvent - j'en suis. Ils regardent la culture officielle avec de plus en plus un air amusé, ironique ; ils s'en éloignent, ils se réunissent entre eux (on est cinquante dans une maison, on se lit des poèmes, on écoute des chansons…). Ces rassemblements, ces associations non-déclarées se multiplient. On ne commente plus "ce qui vient de sortir". On cherche dans le passé ce que le présent ne donne plus… Il naît là une vraie contre-culture, moins frelatée que l'autre, plus authentique, plus humaniste, évidemment (j'ai bien dit : humaniste - tant il est vrai que c'est d'humanisme que nous avons besoin).

Bien sûr, c'est trois fois rien que ces complots de l'amitié ! Mais ils expriment le refus des injonctions de la cléricature, du centre, de l'appareil, et la capacité à fabriquer des loisirs non obligés. Cette prise de position par l'absence finira peut-être par parler plus fort.

Et maintenant, rions un peu. J'ai sous les yeux le programme d'un festival. Un parmi 10 000, au hasard. Au dos de ce programme, je compte 24 sigles (24 "logos" : le ministère, l'Europe, la banque, est-ce que je sais, le Pape…), 24 sigles qui subventionnent, parrainent, aident, encouragent, sponsorisent… Et communiquent. Soit 24 dossiers, 24 copains obligés, 24 (ou 48 ? 72 ?) repas en ville... Forcément, dans ces administrations, 24 "chef du bureau des projets culturels", payés à l'année. Leurs secrétaires…

Pourquoi 24 ? Seulement 24 ? Je vous trouve bien mous, les gars !

Eh, c'est la notion même de projet que tu attaques ! Oui, et la dilution de la politique culturelle dans les repas en ville. L'idée qu'il n'y a pas des besoins, auxquels les élus doivent répondre après les avoir mesurés, et en prenant des risques politiques, mais des projets portés par des individus dynamiques ayant de l'entregent…

Dit autrement : nous voulons un Etat. Et nous aimerions bien aussi avoir des politiciens avec une épine dorsale et des idées...

Et un très bon gag, pour terminer. On se souvient de la déclaration de Dominique de Villepin, à la Foire internationale d'art contemporain de Paris, en 2005 (voir Policultures n°100, octobre 2005). Avec une parfaite bonne foi et une certaine naïveté, le Premier ministre d'alors avait lancé aux professionnels de la FIAC : "L'art est bien la transgression dont toute société a besoin pour se comprendre et se dépasser elle-même." Et cela nous avait bien fait rire, à l'époque, que le pouvoir politique indique aux artistes ce qu'ils devaient faire ! Ca prouvait seulement que les pouvoirs (c'est-à-dire évidemment les classes dominantes) ne craignent nullement la prétendue transgression de l'art actuel. Bon.

Eh bien on avait tort de prendre cette déclaration au sérieux. Car un correctif vient de lui être ajouté qui, quoique annoncé discrètement et accueilli de même par les transgresseurs, en dit long sur le sérieux de tout ce cirque contemporain.

Ce correctif, je le prends chez Jean Clair, dans son récent - et excellent - ouvrage Malaise dans les musées (Flammarion). A propos du Louvre d'Abou Dhabi, aux Emirats arabes unis, Jean Clair cite l'ancien Ministre de la culture, Renaud Donnedieu de Vabres. Qu'est-ce qu'on va leur envoyer, là-bas, aux Emiratis ? Réponse : "Non il n'y a pas d'interdits dans le choix des œuvres (…). Il est évident que nous devrons faire preuve de tact et que nous n'allons pas délibérément rechercher la provocation en organisant par exemple une exposition sur l'érotisme des grands maîtres…"

Transgressif mais pas trop, donc, tel est le mot d'ordre officiel. Transgressif mais à bon escient, rien qu'avec des gens qui veulent bien être transgressés… Transgressif avec les Français. Mais pas avec les Arabes. Ils sont trop bornés, les Arabes.

Continuez donc à nous faire rire…


Jacques Bertin