n° 124
février 2008

 

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Journal

 

Etonnant article dans le Monde du 10/11 février… Sous le titre "Mme Albanel face aux stars de la culture", les auteurs reprennent l'affaire Bartabas (voir Policultures n°123) et abordent le thème de ces stars qui terrorisent le ministère en raison de leur notoriété, réelle ou médiatique. "Celui dont la voix porte loin gagne". Les subventions, les crédits, les honneurs...

…de sorte qu'on a bien du mal à définir les critères du service public, ces temps-ci. Le ministère a beau se fatiguer, le tri entre les intérêts de l'industrie et les intérêts particuliers ne fait pas l'intérêt général. Il va devenir urgent de se remettre à réfléchir : quels idéaux ? quelles valeurs ?

Bon. Mais c'est d'abord un problème de morale journalistique. Les stars terrorisantes, où prennent-elles leur pouvoir ? Dans leurs relations avec quelques médias parisiens dominants, bien sûr… Qu'est-ce qui ne va pas dans la culture française, dont les médiateurs sont responsables ? On attend la suite, en forme d'autocritique…

Des organisations professionnelles s'affolent parce que le ministère semble souhaiter que, dans les institutions subventionnées, on se soucie de l'avis du public. Aussitôt, les drapeaux sortent, les mots claquent. Populisme ! Démagogie ! Inquiétude ! Préoccupés !

A quoi je répondrai :

1) que la plupart des spectateurs (ou non-spectateurs) que je connais sont plus cultivés que la plupart des artistes que je connais. Et les gens, du fait même qu'ils ne sont pas des professionnels, sont intéressés exclusivement par l'aspect culturel de la culture, tandis que les professionnels sont sensibles à la mode, à leur carrière, aux intérêts claniques... Par exemple, j'ai remarqué que l'humanisme, les idéaux, les valeurs vivaient bien plus dans le public que chez les artistes qui, d'après moi, globalement, si j'ai bien compris le message de la culture, n'en ont pas grand-chose à foutre de ces vieilleries populistes. D'où, à mes yeux, une certaine légitimité du public (ou du non-public), tout de même...

2) que la chanson française, elle, est tout entière en système libéral, depuis toujours, et que je n'ai jamais entendu les orfraies criant à la ruine de la culture !

Et maintenant, chers amis lecteurs, et au risque de passer pour un Huron, je tiens (une fois par décennie, dorénavant) à redire mon opposition au mécénat. Je sais que l'affaire est entendue, qu'il ne faut plus en parler. Mais tant pis : les Hurons sont éternels. Leur notion du temps n'est pas la vôtre, enfants de la contemporanéité à l'esprit court.

Donc : il n'appartient pas aux industriels, aux spéculateurs, aux représentants des classes dominantes de se substituer à la collectivité organisée - qui, théoriquement, représente toutes les classes sociales. Je me fous de l'arbitrage du PDG de Miraflor-international qui d'un côté vend des produits pour cons aux cons qu'il forme par la télévision et le show business, et d'un autre côté encourage avidement l'art contemporain, mystérieuse alchimie. Dit autrement : nous voulons un Etat. C'est mal barré ? Oui.

Ah l'amour de l'art du banquier Duflouze ! J'avais jadis questionné le PDG du plus gros mécène français, avec qui j'entretenais alors des rapports cordiaux : "Est-il pensable qu'aujourd'hui ou demain, je puisse espérer être mécèné sur la chanson poétique française ?" Avec une grande gentillesse et une absolue bonne foi, il m'avait répondu : "Aucune chance".

Une émission l'autre samedi après-midi sur la plus grosse radio française : le point sur la contre-culture. Et ils vous font ça sans rire… La contre-culture, cette parole imposée depuis si longtemps… Dites, vous voyez Miraflor mécéner la remise en cause de la contre-culture ?

"C'est qui ce ringard ?", souffle alors la programmatrice de France-Inter - qui me lit par hasard… Bah, ma grande, tu seras guérie de ta contre-culture depuis longtemps que je te causerai encore d'humanisme et d'idéal ; quand tu seras vieille, tu viendras me manger dans la main…

Tiens, la contre-culture a perdu récemment un de ces maréchaux à plumet. Je veux parler de Jean-François Bizot, patron d'Actuel et de Radio-Nova. Un jour, j'étais à trois mètres de lui, sur un plateau, un journaliste télé lui lance : "On a l'impression que vous êtes toujours à la mode ?" Et Bizot répond, sans un gramme d'humour - ni de contre-culture : "Il faut être à la mode, sinon on n'existe pas." J'ai rougi de honte. Vous voyez le message à l'intention des jeunes… Je veux dire : vous voyez l'exigence intellectuelle (et je ne parle même pas d'exigence morale). Bon, ben il est mort. Qu'il le reste.

Je lis dans un quotidien un article sur la dérive de l'édition. Livres courts écrits rapidement pour être vendus massivement très vite, obligation de rentabilité de chaque "produit" au détriment de l'édition difficile, etc… La technique du hit, du tube, quoi ! Puis voilà un autre article informant que les milieux du cinéma s'inquiètent mêmement pour leur secteur, pour le patrimoine, l'accès à la diversité de la production, la formation du public…

Ah c'est bien triste. Mais je ne vois là que des phénomènes que nous autres, dans les "variétés", connaissons depuis des décennies sans qu'aucunement le monde culturel, littéraire, artistique ou cinématographique se soit jamais ému. Alors, pourquoi s'affoler aujourd'hui, les amis ? Ce qui se passe était prévisible ! La médiatisation de toute la société est en cours. On le savait, nous autres, que ça suivrait. Et donc : vous l'avez voulue.

La direction de Policultures me pardonnera, j'espère, de déborder maintenant de ma fonction de chroniqueur culturel pour une petite allusion finale à un, petit aussi, coup d'Etat qui vient de se produire, si petit qu'il est passé inaperçu. Ce coup d'Etat discret, un des plus discret de l'Histoire de France, c'est le traité européen. Naguère repoussé par le peuple français, il a été ratifié sous le nom de "Traité simplifié" par trois cars de sénateurs et députés. La simplification a consisté à supprimer quelques articles (et le peuple, aussi) et en repousser d'autres dans les annexes (le peuple aussi). Les glorieux tripatouilleurs de l'esprit des lois auraient tort de se croire quitte car les Français, toutes tendances confondues, n'aiment pas, généralement, qu'on les prenne pour des cons. Et ils pourraient bien, un de ces jours, décider, eux aussi, et avec une identique mauvaise foi, de simplifier. Il ne faudra pas, alors, s'en montrer surpris.



Jacques Bertin