n° 125
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Mai 68. Encore ??
Vous n'échapperez pas à l'anniversaire de mai 68. Messe (médiatique) obligatoire ! Bon. Mais pourquoi avec deux mois d'avance ? Ah, mais, les livres sont déjà en place dans les présentoirs ! Et cette campagne à laquelle vous ne pourrez échapper montre que toute l'affaire est de la frime : ce sont les attachées de com' qui, sous nos yeux, dirigent la France culturelle ! Je ferai donc comme chacun : je raconterai moi aussi mon histoire. Originale, en ce qu'elle ne vaut pas un livre… J'avais vingt ans. J'étais un néo-parisien. Je ne comprenais rien à la vie. Quelques jours plus tôt, je m'étais fait foutre de moi par mes copains parce que je voulais m'inscrire au PSU. Quelle idée ! C'était ridicule (plusieurs y courraient, quelques semaines plus tard). Cet après-midi-là, je retrouve mon ami Francis qui vient de garer sa Dauphine place de la Sorbonne. Soudain je vois une poubelle passer devant mes yeux, annonçant que la révolution commence. A deux pas, devant l'entrée principale de l'Université, un type s'égosille pour une poignée de badauds : "A l'intérieur, on massacre nos camarades !" Déjà la boursouflure… L'histoire s'avançait. Francis eut aussitôt la bonne réaction : "Je vais bouger ma bagnole !" (C'était plus urgent pour lui que les prétendus massacres, vu qu'il en avait besoin pour aller à son travail chaque jour, loin). Puis nous allâmes chercher nos appareils photos, notre inconscient nous ayant soufflé que mai 68 ne serait sans doute qu'un spectacle… Je fis des photos, les deux ou trois premiers jours. Ensuite, je trouvais que les flics tapaient vraiment fort et que ça devenait dangereux. Ces gars-là étaient ceux qui, six ans plus tôt, menacés de mort quotidiennement, "maintenaient l'ordre" dans Paris. A la décharge des 68-tards, il faut reconnaître que le coup était dur, sec, sans mansuétude. On sentait la haine - de classe. De ces photos, une pellicule sur deux me fut chouravée par l'artisan-photographe chez qui je fus client. Peut-être était-il gaulliste, ou peut-être voulait-il les revendre à son compte… J'étais timide, je payai et ne protestai pas. Je n'allai pas aux manifs. Mes copains me traitèrent de traître à ma classe (l'ouvrière, qu'ils ne connaissaient que par ouï-dire, généralement, par la bonne). Je passai une nuit au poste (pas de papiers, boulevard Saint-Germain, je l'avais cherché…) Un après-midi, j'allai perdre deux heures à l'Odéon. Là, je crus assister à une répétition d'une pièce d'avant-garde. Quand quelqu'un parvenait à hurler : "Je suis un ouvrier !", on faisait bruyamment taire l'assistance comme si on avait sorti le Saint-Sacrement. C'était grotesque. La suite a duré quarante ans. Ma jeunesse, mon âge mur... Et toujours : les 68-tards, puis les "attardés", puis les "ex", puis la curie, la prélature… Toujours parleurs, puis quand ils ne parlaient plus parlant encore, prenant de la place, puis prenant les places. Tous beaucoup plus à gauche que moi, il va sans dire, et beaucoup plus riches. Surtout maintenant. Parlons des 15 premières années. Moi, je me préparais à lutter longtemps, comprendre à pas comptés, avancer toujours. Les Frères des Ecoles chrétiennes et le scoutisme m'avaient formé ainsi. Eux, ils voulaient "tout tout de suite" (a-t-on jamais inventé un slogan plus con ?). Et donc, il fallait tout abattre, vu que "les prolétaires n'ont que leurs chaînes à perdre" ; tandis que je savais - d'expérience oserai-je dire car je suis moitié Vendéen - que les pauvres ont dans les révolutions tout à perdre. Eux, ils avaient toujours tout compris, c'est bien simple. Et j'étais un pauvre naïf (leur leitmotiv était : "Sois pas naif !"). Je l'étais, en effet, mais beaucoup moins qu'eux, puisque jamais je n'ai justifié aucun massacre ni aucune atteinte à la liberté - ni à l'Est, ni en Amérique, ni en Afrique, ni en Asie, ni à la dernière réunion à la salle polyvalente. J'étais surtout naïf en ce que je croyais que la réunion, c'était hier. Mais non, elle était arrangée d'avant-hier, tout était réglé, les gauchos répartis dans la salle avec la motion dans la poche. Ils avaient toujours un complot d'avance, une météo d'avance, quelque chose à m'expliquer, une vision claire. Y avait-il au quartier ou au village une "lutte" un peu porteuse, vous les voyiez arriver, venant du diable, aussi à l'aise que s'ils eussent été des voisins. Votre foi mesurée mais réelle dans la "démocratie formelle" s'attendait à ce qu'on suivît l'ordre du jour. Mais vous découvriez une mise en scène à trois personnages : l'adversaire (généralement un tyran sanguinaire), les communistes, les gauchos. Et vous étiez cocu ! J'ai subi par dizaines les discussions où tourbillonnaient les 500 000 morts éventuels car "on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs". T'es con, mais on va t'expliquer. Ah, "l'analyse" ! On n'y coupait pas. Mon curé en chaire, à côté, c'était un mutique. Ne nous trompons pas d'adversaire, généralisation à la lutte générale internationale inarrêtable du prolétariat et d'ailleurs vous êtes des naïfs (et des traîtres). Puis ils s'en allaient ailleurs. Quand la lutte n'était pas porteuse, on était tranquille : personne. Nous, on nous avait appris que la société était une très ancienne tragédie. Pour eux, "tragédie", c'était une figure littéraire. Ils se prétendaient "scientifiques". La vie était un livre de chimie amusante. Boum, une belle explosion, nous sommes sur la bonne voie. La victoire de la droite aux élections suivantes fut le résultat de la première expérience réussie. Suivirent 13 ans de "réaction". Belle victoire, les gars. La réaction surtout ferma les portes des responsabilités à toute une génération d'enfants des classes moyennes… Puis, 81 les ouvrit et ils se précipitèrent aux pouvoirs. Et la porte se referma très vite sur ces établis qui se muèrent en caste. Ceux qui n'avaient pas passé le seuil resteraient dehors. Leur impatience était teigneuse, leurs fantasmes étaient violents. On nous invita même à les admirer pour n'avoir "pas-cédé-à-la-tentation-de-la-lutte-armée" ! Sans blague. Nous aurions à subir, à dates régulières, les obligatoires anniversaires de leur avènement. En 1998, on nous faisait déjà le coup, j'allai poser la question à Charles Piaget, militant ouvrier chrétien, un des LIP, à Besançon. - Et pour vous, mai 68 ? Il me répondit, avec une sagesse que j'oserai qualifier de populaire : "Mai 68, c'est la légalisation de la section syndicale d'entreprise". Fermez le ban. (Et l'arrière-ban).
Jacques Bertin |