n° 126
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Mai 68, jusqu'à la lie
"A suivre", écrivais-je, à la fin de ma précédente chronique, sur la si pesante célébration de mai 68. Eh bien, ça suit ! Un déluge, un délire, un 14 juillet, la Fête-Dieu ! Et ça suivra : il y aura évidemment un cinquantenaire, pauvres de nous ! Leurs enfants sont déjà à l'œuvre, comédiens, peintres, écrivains, cadres de TF1, psychanalystes, éditeurs, patrons d'institutions culturelles. Ils (re)commencent à m'expliquer le monde, comme papa faisait. Puis les petits enfants ("Mon grand-père avait fait mai 68 ; ce qui me frappait, c'était sa capacité à tout remettre en question ; c'est en suivant son exemple que j'ai pu devenir directeur d'un(e) (rayer la mention inutile) banque, usine, grand journal de droite…" Le filon est intarissable. J'ai l'autre jour raconté que je les avais croisés longtemps, prétentiards et explicateurs. Puis je les perdis de vue. Puis je les retrouvai. Je les retrouvais sans cesse. Ils parlaient, ils parlaient toujours, avec l'autorité morale de Résistants ayant sauvé la France. Sauf qu'ils n'avaient rien sauvé du tout. Mais, ah, faut les comprendre ! Ils étaient des enfants de bourgeois, les pauvres ! Et ce n'était pas drôle, la bourgeoisie, en 68, ça n'avait rien de ludique ! En plus de ça, ils n'avaient pas eu de guerre pour se fabriquer une légitimité. La France était en paix depuis six ans ; même l'Algérie leur avait été chouravée par leurs frères aînés à quelques mois près ! Les générations précédentes avaient libéré le pays, l'avaient reconstruit, avaient vaincu le colonialisme. Tout était fini ! La France vivait un formidable bond en avant -soit dit sans cruauté. Alors, ils se sentaient très petits. Que faire ? Le silence ? Ah, non, pas eux ! L'héroïsme du quotidien, c'est bon pour le peuple. Ils inventèrent la Révolution instantanée, qui fait des bulles. Rimbaud + Che Guevara + Céline + Sartre + Van Gogh + le poivrot d'en bas… Tout en restant dans le Quartier latin, tout de même…. Ils allaient tout casser - les idées toutes faites, les hiérarchies, les conventions, les vieilles valeurs. Ca tombait bien : le capitalisme aime les bulldozers. Le capitalisme, ça détruit pour reconstruire, c'est sa nature. Le capitalisme les adora. Plus tard, il fallut bien que quelqu'un soit responsable de l'échec. Ce fut le peuple. Ça ne comprend rien, le peuple. Vous lui tendez la Révolution sur un plateau, et il pense juste à l'avenir de ses gosses. Le peuple devint donc ringard (archaïque, pétainiste…). Le peuple français, attention, car tous les autres peuples étaient admirables (leurs racines, leurs fiertés, leurs appartenances…) Ils inventèrent le populisme. Puis à mesure qu'ils avaient besoin d'immigrés - les ouvriers de l'usine de mon frangin, ma bonne… -, leur ancien anticléricalisme ("viscéral"), trop sous-employé, fut remplacé par l'antiracisme. Belle lutte de substitution. Par chance, on avait sous la main une extrême-droite ultraminoritaire, avec à sa tête un brillant gagman ravi de jouer des successions de bons tours à toute la clique. C'était inespéré. On le sortit du placard. On le "combattit" (on le couvrit de pub). Ce détournement des luttes populaires vers un fantasme permit à la droite une longue série de victoires sociales et politiques, les doigts dans le nez. C'était encore la faute au peuple, non ? Un jour, un ancien mao inventa "la France moisie". Une ignominie… Il faudrait parler des "luttes". En voici deux, qui me tiennent à cœur depuis toujours. Celle contre le show business, d'abord, la machine à décerveler. Là, je ne les ai jamais rencontrés ni jamais entendus. Au contraire, l'alliance show-biz-industries culturelles-audiovisuel leur plait beaucoup. L'Education populaire, ensuite. Une des grandes réussites de la République. Là, leur mépris fut (est toujours) radical. Ca fabriquait du lien social, de la citoyenneté, de l'émancipation ? Raison de plus ! Leur moquerie fut lourde et grasse : socio-cul, genoux cagneux, youkaïdi… Vous vous souvenez ? Ah, si on a rit ! Un mot sur le prétendu blocage de la société, en 68. Dans le Figaro du 22 avril, Alain Terrenoire, un ancien gaulliste, rappelle avec raison comme la France de l'époque évoluait à toute vitesse : "Le développement économique, l'augmentation permanente du pouvoir d'achat, l'ouverture de l'enseignement supérieur aux enfants issus du babyboom, la démocratisation et l'allongement des congés, l'explosion du confort domestique" Aujourd'hui, le pourcentage des pauvres dans les Grandes écoles est beaucoup plus faible qu'il y a vingt et trente ans (Vous disiez "mandarinat" ?) Quant au confort domestique pour tous, ce n'est pas terrible comme libération des moeurs ! Finissons. Je trouve particulièrement nul d'appeler à la rescousse de mai 68 le Vietnam, le Mexique, les Noirs américains et la Fraction armée rouge, en nous invitant ("C'est troublant…") à croire à quelque-chose-de-mystérieux-tout-de-même-non ? Le passage d'une comète, pourquoi pas ? Connards. Oui, mais les moeurs ("Merde, la libération des mœurs !"), eh bien, le puritanisme en effet n'est plus appliqué au sexe (sans 68, ce serait pareil...) Mais à de nouveaux tabous. Le bien et le mal sont devenus des notions omni-présentes. Petites pièces jaunes, lutte anti-sida, restaus du cœur, téléthon, repentances, dérives et dérapages, culpabilités diverses… Dans la France d'aujourd'hui, on peut se moquer des flics et des curés catholiques. Mais au-delà, faites attention : le nouveau puritanisme vous a à l'oeil. Le "désir" et la "spontanéité" se sont mus en respect obligé. Attention au procès… Jadis, la télé était moralisatrice, respectueuse, politiquement surveillée, lettrée, bon enfant. Aujourd'hui, elle est grossière, vulgaire, illettrée, méchante. Elle n'est plus aux ordres, non, elle est seulement en main, comme une veille pute fardée : le pognon remplace très avantageusement "la police à l'ORTF"… Davantage de pauvreté, d'injustice, moins d'éducation, plus d'inégalités ; la bêtise audiovisuelle au pouvoir (Vous disiez "l'imagination au pouvoir" ?). Quant au peuple, j'ai lu récemment un article expliquant que c'était un concept trop flou pour être philosophique… Cet anniversaire aura été un moment sinistre. Elle nous fait gerber, cette bande de leaders de rien qui postillonnent, radotent, s'accrochent ongles et becs au micro, défendant dans l'histoire la place qu'ils n'eurent jamais et marquant d'un dernier pipi le territoire qu'ils vont quitter. Mort au pipi !
Jacques Bertin |