n° 82
novembre 2003

 

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Copiez-moi !


 
Terrible année ! A la crise de l'intermittence s'ajoute le piratage des disques, qui met, dit-on, en cause l'existence même de l'industrie phonographique. "J'ai une très bonne discothèque, me dit ce jeune ami : j'ai chargé le disque dur de mon cousin, et hop !" Affolement général. Aggravé du fait que les très gros producteurs de disques étant, comme il est normal, mangés par les encore plus très gros, on croit approcher de l'infarctus final.

Or, cela me fait rire. Oui : que l'industrie culturelle, cette vieille pute, s'essouffle, s'étouffe, entre en crise m'emplit de joie.

Je suis chanteur depuis 1967. J'ai sans cesse vu les petits disparaître (BAM en 1978, Chant du monde quelques années plus tard : deux catalogues parmi les plus prestigieux, comme on disait alors) ; et j'ai constaté l'indifférence générale quant à ces mêmes "fonds de catalogues", engloutis dans les caves des imbéciles. A chaque "reprise", son lot d'artistes morts, bien sûr.

J'ai connu les débuts du matraquage (c'est-à-dire, concrètement : la culture livrée à l'esprit de gros). J'ai connu son épanouissement avec les "play-lists" des programmateurs de radio, ces flics de l'esprit, ces très orwelliens brothers... Indifférence générale. Lorsque, dans les années 70, petits chanteurs pauvres et animateurs culturels, nous nous sommes battus contre ce système, nous n'avons trouvé aucun relais chez les élites. Refuser le système du show business, refuser l'aliénation obligatoire, c'était, en se préoccupant de choses ringardes, se signaler comme ringard ! Et nous, chanteurs, nous étions des analphabètes par essence ; alors, pourquoi se serait-on soucié de, disons, la qualité dans le médiocre ?

J'ai vu l'éradication des disquaires par l'instauration du système des ristournes par les gros du gros. Puis, gauche au pouvoir, il n'y eut pas le prix unique du disque. Des mauvaises langues m'ont soufflé alors qu'il ne fallait pas léser les intérêts du propriétaire de la FNAC, grand financier du Président ; c'était certainement faux.

La gauche au pouvoir ? Ah oui : la disparition du circuit "parallèle"… Les MJC, les centres socio-cul. Ce circuit qui faisait vivre quelques centaines de chanteurs et autant de musiciens… Ce fut l'époque du développement des Scènes nationales et des festivals ; tout ça "de haut niveau". Pas d'argent pour le socio-cul et ses spectacles minables ! Appliquant le slogan "Tout le pouvoir aux créateurs", on a viré des équipements les "bureaucrates" (c'est-à-dire, en fait, les animateurs) pour les remplacer par des metteurs en scène de théâtre, les "Créateurs"... La chanson non commerciale pouvait crever. "Pourquoi nous occuperions-nous de la chanson ? me lance Jacques Blanc, directeur d'une Scène nationale, la chanson, elle a le show-biz !" Hé oui, c'était, c'est toujours le système "libéral" à 100% : tu es rentable ou tu es mort. Pas d'exception culturelle, pour la chanson.

Et qui donc a jamais émis un doute sur la politique de la radio publique en matière de chanson française ? Ohé, les pétitionnaires ! Où est votre défense acharnée de "la création" ?

L'intermittence ? Tu me fais rire. J'ai d'abord passé dix ans sans sécu, parce que les organisateurs oubliaient systématiquement les lois. Mais qui s'en souciait, à part ma pauvre mère ? En 1981, 80% de mes employeurs n'étaient pas en règle, à commencer par l'Etat. Et je n'ai jamais eu accès aux Assedic du spectacle ! Allons ! Si j'avais "les heures", mettons une cinquantaine de récitals par an, je serais assez riche pour regarder les Assedic comme une douceur, le Fido pour mon chien…

C'est ainsi, ces phénomènes additionnant leurs effets, qu'on a pu, dans ce grand pays de culture, assister dans la décennie 80 à la mort d'une entière génération d'artistes. Qui vivaient de leur métier, pourtant. Et qui, d'ailleurs, n'étaient pas, contrairement aux gens de théâtre et de musique, à la traîne des subventions (ils n'y avaient pas accès…). Indifférence générale.

Ne dites pas que j'exagère, ou alors je fournirai à votre mauvaise conscience une liste de deux cents artistes - pas trois ou quatre, pas quelques dizaines ! - dont vous avez acheté les disques, et que vous applaudissiez à Aire-sur-Adour. Disparus. Et pas un bruit. Pas une manifestation, pas un manifeste, pas un article dans le grand journal, pas un cri du cœur du chœur.

Et le patrimoine de la chanson française ? Existe pas. Qu'on se taise. Silence, les oreilles ! L'Etat ? Il s'en fout.

Mais nous avons assisté à l'arrogante victoire de la bêtise. Jusqu'à Star-académy, où l'on entend des "profs" salir ce mot et utiliser les principes de l'éducation pour fabriquer des cons en direct, aliéner avec les mots même ("sois spontané ! " etc) de la libération ! J'apprends qu'un ancien Premier ministre socialiste pourrait participer à l'émission…

Quoi ? Des pillards du net piquent et repiquent les œuvres ? Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? Faudrait signer la pétition ? Ma solidarité avec les latifundistes ? Ecoute-moi bien : moi, la copie sauvage ne me porte pas préjudice. Au contraire : elle mobilise des missionnaires bénévoles qui font des prosélytes, lesquels achèteront mes disques confidentiels, par correspondance, en s'appliquant à bien payer le prix fort, afin de me manifester leur soutien.

Ecoute-moi encore mieux : les copieurs permettront peut-être la survie du patrimoine ! Tu sais, celui que l'Etat a confié à l'esprit d'initiative nullissime du secteur privé, et qui dort dans les sous-sols du système. Ah, piratez-les, tous ces chefs d'œuvre perdus, sauvez-les, ces milliers de chansons belles à pleurer. Copiez, copiez, il en restera au moins quelque chose ! Solidarité avec la merde organisée ? Certainement pas. Revenez me voir quand l'Etat français aura bougé sur le patrimoine de la chanson, notre fleur de lise, comme disait l'autre.

Il faut se battre pour l'exception culturelle, dites-vous ? D'accord ! Commençons. Chez nous ! Chez nous où, depuis trente ans, la chanson est totalement livrée aux supermarchés, sans qu'aucun de ceux qui médiatisent sur la mort de la culture ni aucun responsable ait jamais réagi ! Alors, commencez par le commencement ; puis revenez me voir.

(Pourquoi cette catastrophe historique ? Pourquoi cet art, qui est la base et le toit de notre culture, a-t-il été ainsi abandonné ? Je tenterai de proposer des réponses le mois prochain.)

Jacques Bertin