n° 83
décembre 2003

 

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Chanson ? Existe pas ! (suite)


 
Le journal Le Monde a consacré, le 25 novembre, une double page à l'intermittence. En encadré, une synthèse donnait les chiffres du "spectacle vivant en 2003" : théâtre, musique, danse, cirque et arts de la rue. Aucune allusion à la chanson. Ce mot n'était même pas imprimé. La chanson n'existe pas.

Nous avons posé dans Policultures (n° 82, de novembre) cette question : pourquoi toute une génération de chanteurs a-t-elle disparu dans l'indifférence générale, au cours des années 80 et 90, tandis que la chanson était livrée entièrement au secteur privé ? Pourquoi la chanson, qui nous est l'art le plus commun, n'est-elle pas reconnue par les pouvoirs publics ? Pourquoi ce mépris ?

L'existence d'un tabou français si éclatant laisse perplexe. Certes, la chanson, art volatil, est un moyen terrible d'agitation, de remise en question, de rupture, qui, par son essence même, va loin, va profond (la voix, la scène, le disque…). Tout chanteur, même apolitique, est incontrôlable, donc dangereux. La chanson libre, c'est de la dynamite ! Et si on a confié cette Sainte-Barbe au show-biz, ce n'est pas surprenant. De fait, à part quelques gros mots par des rockers, le milieu est plutôt sous contrôle.

Mais l'explication politique ne suffit pas. Pour trouver les raisons du mépris, sans doute est-il nécessaire de remonter plus loin ; les historiens, un jour, le feront. La chanson, plus que tout autre, est l'art du peuple, et il faudra oser penser à la haine séculaire des classes dominantes contre le peuple français, lequel, à plusieurs reprises dans l'histoire, s'est opposé frontalement à elles, en leur arrachant des victoires décisives. Ca vaut une haine tenace.

Il faudra penser la victoire de l'Université : la revanche des universitaires sur les artistes, des théoriciens sur les bricolos, sur les physiques, qui exprime aussi le dégoût du sensible, le puritanisme, l'hygiénisme…

Il faudra un jour tirer les leçons de la cohabitation entre les avant-garde artistiques et le show business. Car on n'a jamais entendu l'art contemporain, si friand de provocation et de "ruptures", pourtant, remettre en question le show-biz. Les Scènes nationales, d'ailleurs travaillent main dans la main avec lui.

Enfin, il faudra penser la haine de soi. La haine de soi des enfants de la bourgeoisie. Cette morbidité marque la culture française depuis plus d'un siècle. La fascination pour la destruction, c'est la haine des élites contre elles-mêmes (l'exploitation des ouvriers par grand-papa, papa collabo, les valeurs bourgeoises...). Celle qui, lors de l'apparition du rock, promu par les secteurs culturels et médiatiques dominants, fit croire que toute la jeunesse était obsédée par "la zone", la drogue, les rythmes durs, la négation, le destroy. Pendant les années 90, le grand journal du soir de référence n'eut plus de rubrique chanson, mais une rubrique "Rock"… Oui, il faudrait se demander pourquoi les classes dominantes ont soudain montré une telle fascination pour le lumpen (la "zone" - fantasmée, évidemment), en ignorant les classes moyennes et populaires qui se reconnaissaient pourtant dans la chanson. D'un côté, désordre et destroy, de l'autre, l'humanisme qui habitait les Brel, Leclerc, Brassens, Ferré, et cette génération disparue, dont nous parlons !

La haine ? On dira que j'exagère. Or voici un texte de Guy Hocquenghem paru en 1981 (3 décembre) dans Libération, journal influent : "Vouloir impérieusement chanter dans sa propre langue, en Europe au moins, est renforcer le message, le poids du sens, l'enracinement des références, contre la musicalité des mots qu'on comprend à peine. Vouloir chanter national, c'est se préparer idéologiquement à la guerre." Oui, vous avez bien lu : l'expression de sa propre culture par le peuple, c'est la guerre ; il est donc sain de priver le peuple de ses moyens d'expression.

Il faudra enfin parler de la génération des responsables politiques, médiatiques et culturels apparus après 1981. Beaucoup venaient des classes moyennes et populaires. Sans légitimité de naissance, ils sentirent le besoin, afin de s'incruster durablement dans les espaces de pouvoir, de rompre avec leur passé. Le mot "ringard" fit alors florès. Dont furent victimes les MJC et les "chanteurs à texte", qui, sans doute, rappelaient un peu trop les anciens élans naïfs, la foi dans la parole, la foi dans le peuple, et le froid aux pieds. La haine du texte, par opposition à l'obsession de "la musique" (voir ci-dessus), correspondait aux inclinaisons des guerriers fatigués de la révolution…

Enfin, il y eut, dans les années 80, la victoire, étroitement corporatiste, des gens du théâtre subventionné, qui s'approprièrent les équipements. Cette histoire aussi devra être faite.

Voilà. Ah, mais non ! Ces chanteurs disparus ont tout simplement subi la sanction ! …Cette sanction qu'aujourd'hui refusent les intermittents, et en général tous les artistes. Et là, chacun approuve : "La loi du marché ne garantit pas, à elle-seule, l'épanouissement des créateurs", dit-on. Sauf pour les chanteurs !

Ils disparurent par centaines. Sans un mot. Se plaindre eût été avouer qu'on n'avait pas de travail, donc pas de talent, peut-être…

Et le répertoire, aussi - donc le patrimoine - a disparu. L'Etat n'a rien fait. Mais il ne fera rien, jamais. Un jour, j'interviewais pour un journal Bernard Faivre d'Arcier, alors Directeur du Théâtre et des Spectacles au Ministère de la culture. Après qu'il eut répondu fort civilement à des questions sur le théâtre, j'osai l'interroger sur la chanson. Il ignorait qu'il m'arrivait de faire le chanteur. Il répondit d'abord que la chanson, ce n'était pas chez lui, mais à la Direction de la musique et de la danse. Mais j'insistais : n'était-il pas Directeur des spectacles ? Alors, il glissa, d'un ton rassurant : "S'il y avait quelque part en France un chanteur de talent méconnu, mes inspecteurs me le signaleraient". Je jure que c'est vrai. Et cette phrase ahurissante, où se mêlent l'incompétence, le mépris, la désinvolture et la gentillesse, ce n'était pas de l'humour.

C'était un tabou français.

 

Jacques Bertin