n° 164
juillet 2012

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Le sommeil des intellectuels

 

Quelles nouvelles ? En voici une, de taille. Madame Valérie Fourneyron a pris officiellement ses fonctions de « ministre des Sports, de la Jeunesse, de l’Éducation populaire et de la Vie associative ». Quoi ? De « l’Education populaire » ? Vous n’avez pas peur que la terre vous engloutisse ? Le ringardisme, vous y pensez ? La suspicion de ringardise, qui circule dans tous nos médias et toutes nos élites culturelles, ho, attention !

(C’est probablement parce que le Premier ministre est un ancien socio-cul... Quoi ? Un ancien ringard ? )

Arrête. Calme-toi.

Parle-nous plutôt des intellectuels. Les intellectuels se sont toujours désintéressés du système de production et de diffusion des arts (structures, mode de financement etc.). On fait comme s’il était sans effet sur les œuvres, les valeurs, les hiérarchies. On se goberge dans la rébellion contre « l’ordre établi », la remise en cause du langage, tout ce qu’on veut, mais jamais personne ne s’avise de contester le système. L’indifférence des « chercheurs » (qui ne cherchent jamais de ce côté-là) est stupéfiante. Ah, ils auront bonne mine, nos intellectuels, quand, dans quelques siècles, leurs successeurs s’apercevront que, tandis qu’ils regardaient ailleurs, l’industrie culturelle (nom correct pour chaubize) a façonné une civilisation !

Or voilà-t-il pas que soudain, dans un hebdomadaire, apparaît une préoccupation nouvelle. Voyez. C’est une conversation entre Marcel Gauchet et Bernard Stiegler, deux personnalités au propos habituellement intéressant.

Stiegler : « Les industries culturelles et audiovisuelles doivent faire l’objet d’une discussion publique. On ne peut pas rester les bras croisés devant la captation destructrice de l’attention des enfants qui ruine la vie familiale comme la vie scolaire et les études ultérieures. Il est tout à fait possible d’enrayer cette casse de la jeunesse et les pouvoirs publics en ont avec nous la responsabilité – ce qui est vrai de l’enfance l’étant aussi de l’adolescence et de l’âge adulte. »

Et il parle plus loin d’une « grande politique (...) pour redonner une utilité sociale et un avenir aux industries culturelles en crise » (Marianne, 23 juin 2012). Marcel Gauchet opine.

Oui, les industries culturelles sont dangereuses pour la culture. C’est commencé depuis cinquante ans, les gars !

On me dira que tel ou tel, dans tel ouvrage, avait un jour signalé le problème, à l’image d’André Schiffrin qui s’est récemment aperçu du danger pour la création littéraire (Policultures n°146, sept 2010). Ou Jean Clair parlant de « la transformation de l’art en industrie du divertissement » : « Réduire la culture à une industrie culturelle, nous y sommes (…) Preuve est donnée qu’on n’est plus dans une démocratisation de la culture mais dans une massification du culturel ». (Policultures, n° 154, juin 2011). Oui, mais c’est bien tard ! Cinquante ans ! Et on attend toujours un début de mobilisation. Par exemple dans les partis politiques, qui tous se tiennent à l’écart de la question... Bah, ce problème ne doit pas être bien grave.

Une preuve ? Voici ce qu’on pouvait lire le 25 mai dans l’éditorial du quotidien Le Monde, à propos du Grand prix Eurovision de la chanson, troublé par des manifestations politiques : ce concours, « on n’y trouverait rien à redire, sauf à souhaiter bonne chance aux artistes ». La meilleure presse, sous la plume des grands éditorialistes ne trouve rien à redire au chaubize... Va donc ton petit bonhomme de chemin, gentil chaubize, on n’a rien à redire. Tandis que sur le salaire des plombiers, ils ont des enquêtes et des questions dérangeantes par wagons !

J’exagère ? Dans le même journal, le 22 juin, une page entière est consacrée au directeur de la Sacem (Société des auteurs compositeurs et éditeurs de musique). Pas une critique. Pas une question un peu vache. Pas un : pourquoi le règlement intérieur de la Sacem interdit-il tout débat électoral ? Ou encore : n’avez-vous pas le sentiment d’avoir parmi vous beaucoup d’agents de communications cachés sous le faux-nom d’éditeurs ? Ou encore : n’y-a-t-il pas de conflits d’intérêt dans votre secteur, entre « éditeurs » et diffuseurs ?

Allons, je terminerai sur une note positive. Dans La Croix (25 mai), voici un entretien avec Xavier Greffe, un universitaire spécialisé dans l’économie culturelle. A une question sur la culture dans les « villes créatives » comme levier de croissance, il répond : « Rendre une ville créative, ce n’est pas installer de gros équipements culturels dans un centre-ville et y faire venir de temps en temps un opéra qui va jouer devant des spectateurs passifs. Ce genre de chose attire incontestablement les touristes, mais ça ne fait pas une ville créative ! On a aussi dit qu’une ville était créative quand elle attirait la « classe créative » (...) Je crois pour ma part qu’une ville est créative quand elle commence par rendre créatifs les gens qui sont sur son territoire... » Encore un peu et tu vas nous parler de l’éduc pop et du sociocul... Attention au dérapage.

Partons au Québec. Les étudiants y tiennent le pavé depuis des mois, pour combattre l’augmentation des droits d’inscription à l’université. Ceux-ci sont déjà fort élevés mais le gouvernement libéral veut qu’ils se rapprochent de ceux des Etats-Unis et du reste du Canada. Par rapport au système français, on multiplie par vingt ou trente.

Et soudain les jeunes se réveillent. Et ils ne cèdent pas. C’est un choix de société qu’ils expriment. J’en veux pour preuve, hélas, la réaction des classes populaires québécoises qui semblent ne pas trop appuyer ce mouvement et dont la réaction est plutôt : tous ces gosses de riches n’ont qu’à payer ; nous, les pauvres, on n’a pas à les subventionner ! Et c’est ça qui surprend les Français : comment les classes populaires québécoises semblent avoir intégré le système de classes libéral.

Et puis restons au Québec en terminant. Un chercheur livre ces chiffres sur le piratage d’œuvres par internet (Le Devoir, 10 mai 2012) : « 42% des fichiers sonores échangés et diffusés étaient au moment de l’analyse des éléments du corpus culturel québécois qui n’existaient pas en magasin et dont la numérisation n’avait pas été effectuée pour le bien commun.» Et : « Alors que les nouveautés représentaient 93% des titres offerts en magasin, ces mêmes nouveautés ne comptaient que pour 39% des contenus échangés illégalement.» Et enfin : « 10 % des fichiers ciblaient des titres datant d’avant 1970 ».Le journal déduit que le téléchargement illégal travaille pour la culture.


Retour au problème du chaubize. 


Jacques Bertin