Signes N° 4

Editions du Petit Véhicule

10 mars 1985

Sur l'Ecole de Rochefort

 
Les nouvelles ne vont ni vite ni loin.

A Rochefort-sur-Loire (49) se réunissait "l'école". C'était la guerre. Mes parents vivaient à Chalonnes (10 kms). Sur les photos, la campagne, les murettes sont les mêmes. La robe blanche et les socquettes d'Hélène sont celles de ma mère ou de mes tantes. Mais à Chalonnes, personne n'a entendu parler de rien. A Rochefort il y avait des poètes? Ah…

Ils en faisaient du bruit, pourtant:

"Un soir nous sommes partis prendre la garde du pont sur le Louet, munis très officiellement de divers bâtons pour chasser les parachutistes et les saboteurs!… Les autorités nous avaient remis un carnet où nous devions consigner tout ce qui se passait: …23h un poisson saute à droite. 1h25, lumière à gauche. 1h28, plus de lumière derrière la fenêtre. Vraisemblablement quelqu'un avait envie d'uriner… Au matin le carnet était rempli."(1).

Une bande de jeunes gens démobilisés et assoiffés de rêves. Et puis le bruit s'est étouffé dans l'eau de la Loire. Les gens n'ont pas besoin de poésie. S'ils en avaient besoin, les Angevins feraient gloire aux livres de "l'école". Mais Michel Manoll, mort il y a quelques semaines, a eu dix lignes dans Le Monde. Luc Bérimont, mort l'an passé, a eu droit, à cause de son ancienne renommée de présentateur-vedette de la radio, à des papiers plus nombreux. Mais on cherche sans trop d'espoir un éditeur pour réunir ses œuvres poétiques: il faudrait deux ou trois mille lecteurs!

A Rochefort, je passe fréquemment sur la place de l'église. Il n'y a pas sur la pharmacie de Jean Bouhier la plaque qui pourrait indiquer à la postérité qu'ici fut inventé l'équivalent littéraire du vin d'anjou, vin blanc sucré amical.

J'ai retrouvé seul la ferme de Piedgüe où logeait Bérimont. Si l'on ne veut pas marcher dans les vignes il faut contourner le coteau, un détour de plusieurs kilomètres. Dans le pli du terrain, comme dans une carte postale, elle est toujours là, toujours vide, toujours aussi perdue dans les foins. On l'a conservée? Non, on n'a pas jugé utile de la démolir. Les intempéries elles-mêmes l'ont épargnée et le fameux temps qui, à ce qu'on dit, s'attaque à tout. Il en sera de même pour vos œuvres!

Une École? Une école de campagne tout au plus, pas bien importante pour l'histoire littéraire qui a assez à faire avec la rue d'Ulm et Jeanson-de-Sailly. Bien plus insignifiante que les modern'styles, les nouvelles vagues et les surréalismes. Bien moins prétentieuse surtout: personne ne s'y donnait la peine de théoriser. En France, cela équivaut à un suicide. Pas d'exclusions, pas d'ukases, pas d'insultes. Rien que les cadavres des bouteilles bues. Le bruit des bouchons au lieu des coups de revolver. Pas un mot dans le journal… Quel manque de souffle: une poésie de la nature qui se passe vraiment à la campagne! Et un oubli total de "conception du monde", rien que les yeux avec le monde devant!

Je lis les poètes de Rochefort. Le moins que je peux car cette lecture me fait mal. Je suis trop lié à cette bande par les paysages de ma jeunesse et Luc Bérimont était mon ami. Je fuis Cadou que j'aime tant et sa "tristesse émerveillée". Jadis je ne fuyais pas Luc dont la passion, la vivacité, l'optimisme me gonflaient de vie.

Jusqu'à ce que ces derniers poèmes me ramènent comme un filet au sanglot essentiel:

Vie!, ma vie, je sais à présent que tu partiras sans bagages
comme une femme qui s'en va, laissant celui qu'elle a aimé
tu partiras seule, en pleurant, par la porte sans paysage…
(2)

Puis malgré moi je reviens à Cadou. Ces poèmes ont pour moi l'évidence des lettres d'un frère aîné:

je pense à toi qui me liras dans cette petite chambre de province
avec des stores tenus par des épingles à linge.

Et c'est le même, le même sanglot essentiel.

L'école est fermée pour cause d'éternelles grandes vacances. La bande des copains s'est évanouie. Sur les photos, personne ne reconnaîtra bientôt plus personne. Après la guerre, la poésie toute entière semble avoir mis la clef sous la porte. L'école de Rochefort ferma la dernière, dans ce crépuscule doux de coteaux, de jardins, de "lilas du soir". L'odeur de l'eau, un bruit dans les ruelles. Puis le silence.

(1) Jean Bouhier "l'école de Rochefort" Seghers, 1983.

(2) "Reprise du récit", Rougerie éditeur.

Jacques Bertin