Mes rencontres avec Georges Brassens

 

par Jacques Bonnadier



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Dans L'Oiseau qui chemine (1) daté du printemps 2005, Jacques Bonnadier, qui fut longtemps journaliste au Provençal, à Marseille, livre un beau témoignage sur Georges Brassens. Nous avons plaisir à reproduire ce texte, avec l'autorisation de son auteur. Précisons que le dédicataire, Robert Fourcade, fut un des membres du groupe Chanson Plus Bifluorée.

(1) Bulletin de l'Association du même nom, ayant pour objet "d'aider à la diffusion de la poésie, déclamée et chantée…".
27 rue Bussy l'indien, 13006 Marseille
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Site web : http://assosoleil.free.fr

 

Mes rencontres avec Georges Brassens

A la mémoire de Robert Fourcade, dit Boubou, qui l'aima et le chanta


Amour, anarchie, Dieu, musique, poésie, société, solitude… Sur ces quelques mots, Léo Ferré s'était livré pour moi à d'éblouissantes variations, aussitôt restituées dans un "gros plan" du "Provençal-Dimanche" de mars 1972. Georges Brassens accepterait-il semblable exercice de dissertation ? Je lui en fais ingénument la proposition lors d'une visite dans sa loge du "Rex" à Aix, en avril 1973. C'est le bide. "Je n'y tiens pas, me répond le bonhomme en allumant sa pipe. Je ne puis répondre à des mots. Vous me dites : Brassens ! Dieu ?… je reste sec. Il ne faut pas croire que, parce que j'écris des petites chansons, j'ai des lumières sur tout, je peux parler de tout. Et puis, à ce jeu-là, je risque de dire des conneries !… Mais ne vous inquiétez pas, venez me voir vendredi à 20 heures au "Gymnase", on parlera de la pluie et du beau temps et ça se passera très bien !" C'est ma première rencontre de journaliste - d'abord penaud, vous vous en doutez, puis franchement rassuré - avec le Sétois. Brève rencontre sans doute, mais suffisamment longue pour vérifier l'aménité de son accueil ; Sartre disait vrai : "On voit de la bonté dans ses yeux".

 

"Tout est dit dans mes chansons" !

Même année donc, quelques jours plus tard, dans sa loge marseillaise, avant son tour de chant. On parle comme convenu de la pluie et du beau temps. La pluie, ce sont ses misères néphrétiques : trente pierres évacuées, deux opérations et un nombre incalculables de crises exténuantes. "Alors, je bois mes trois litres d'eau par jour ; moi qui aimais l'eau, je finis par ne plus la supporter" ! Et puis le beau temps - ou le bon temps - celui de la découverte en son enfance, grâce au poste de "Marseille Provence" capté jusqu'à Sète, des Sablon, Mireille, Pills et Tabet, Jean Tranchant, Ray Ventura et autres Gilles et Julien… ; et surtout de Charles Trénet son préféré, son idole. "Trénet, je lui dois mes premières chansons. Remarquez, elles n'étaient pas bonnes car ça ressemblait, en beaucoup moins bien, à ce qu'il faisait. Si j'avais commencé à chanter en public à ce moment-là, on aurait dit que je faisais du sous-Trénet et on aurait eu raison".

Bien entendu, il aime Sète, il y a ses souvenirs d'enfance, ceux par exemple liés à la révélations de ses premiers talents artistiques - "On me mettait sur le pot et je tapais sur une lessiveuse en chantant" ! ; ceux de ses amitiés de jeunesse. Mais, vous savez, je me sens de partout, je suis partout chez moi. Et finalement c'est à Paris que je parle le plus de Sète. Avec les copains, les vrais Sétois qui vivent là haut comme moi, on parle plus de Sète que ne le font les Sétois chez eux" !

Brassens avait refusé la dissertation à la Ferré ; il ne m'en livre pas moins quelques affirmations bien trempées. Sur l'éventuelle fonction sociale de la chanson, par exemple. "Elle peut avoir une fonction sociale et elle peut ne pas en avoir. En ce qui me concerne, j'écris des chansons pour mon plaisir et pour le plaisir de mes amis et des autres. Alors du moment que je fais plaisir, on peut dire que mes chansons ont une fonction sociale…. Il y a des gens qui pensent y trouver le moyen de faire avancer les choses, de changer le monde. Il est possible que ça y contribue, mais pour moi, je n'y crois pas". Sur la musique : "L'auditeur que je suis attache plus d'importance à la musique… Si la musique me plaît, peu importe les paroles. Par exemple, j'ai beaucoup d'admiration pour Tino Rossi. Sa voix me plaît. Les textes, je m'en fous. Lui aussi d'ailleurs. C'est la musique qui l'intéresse d'abord. Maintenant, si on chante des choses insignifiantes sur une musique insipide, ça m'emmerde !"

La conversation prend quelque chemin de traverse. Mais on revient vite à l'essentiel : ses chansons à lui. "Tout est dit dans mes chansons. Seulement, ce n'est pas raconté de façon prosaïque, c'est enjolivé. L'essentiel est dedans… Alors à quoi bon parler ? Si je me mets à parler, ça perd de son intérêt. Moi, je suggère. C'est le public qui fait le reste. Tout est dans mes chansons, il ne faut pas chercher à en savoir plus"…

 

"Ce n'est pas moi qui ai appris les gros mots aux enfants"


Fontvieille, juillet 1977. Georges Brassens est à l'affiche des arènes du village, en vedette exceptionnelle d'un gala organisé par son ami Yvan Audouard et ses complices du comité de "La Galette des Vieux". L'après-midi est orageuse, il a oublié chez lui son sac de pipes, il redoute une panne de sa voiture, et puis il est inquiet d'avoir à chanter après cinq mois d'inactivité scénique ; toutes choses qui le rendent quelque peu fébrile et ne l'incitent pas à la confidence. Nous bavardons cependant tout en déambulant côte à côte dans la salle de délibérations de la mairie muée en loge d'artistes. C'est notre troisième rencontre.

A Yvan Audouard qui le pressait depuis des années de venir chanter à Fontvieille, il a fini par répondre par un "tu m'emmerdes" qui voulait dire oui, mais il lui en veut de lui avoir ainsi gâché son été. Notez que ses vacances n'en souffriront pas. Il n'en a pas besoin. "Je n'ai pas l'esprit vacances, l'esprit touristique, l'esprit voyageur. Moi, je voyage avec mes notes, avec mes mots". Même pas besoin de se mettre 'au vert' ? "Même pas. Je suis au vert toute l'année. J'ai tout dans mes chansons : la campagne, la mer, la montagne, les rivières, toute la nature. Et puis, comme disait Xanroff, "j'ai mon voisin d'en face qui a des fleurs à sa fenêtre. Ça me suffit" !

Mais alors, que fait-il ? Que ne fait-il pas dans ces moments de loisirs ? Il ne joue pas aux boules - il a horreur de la pétanque. Il ne fait pas de sport, il ne va pas à la pêche. "Non, je joue de la guitare, j'improvise, je m'amuse. Je lis, j'écoute de la musique. Mes lectures, c'est tout ce qui me tombe sous la main. Récemment, j'ai lu le dernier Pagnol. J'ai beaucoup aimé ; je suis un inconditionnel de Pagnol. Je lis aussi les poètes, n'importe lesquels. Je lis tout le temps, je grappille. Je relis aussi : Gide, Montaigne, Villon, les Fables de La Fontaine, Montesquieu, beaucoup d'autres ; tous les types qui ont laissé quelque chose. Quant aux disques, j'écoute ceux que j'ai : Brel, Nougaro, Ferré, Trénet, Ellington, Armstrong, Fats Waller, le jazz que j'ai aimé dans ma jeunesse - je suis moins porté sur le classique. J'écoute tout, même ce qui est aux antipodes de ce que je fais".

Sète, mars 1979, quatrième rencontre. Radio Monte-Carlo m'a invité avec, une poignée de confrères, à aller bavarder avec Georges Brassens dans sa maison du quai Adolphe-Merle, à Sète. Il m'accueille d'une solide poignée de main en haut de l'escalier et me présente à "Pupchen", sa compagne : "Si nous étions mariés, elle serait en quelque sorte mon épouse !", me dit-il en souriant. Il nous reçoit tous comme une bande d'amis. Il nous parle d'abondance de la chanson - la sienne et celle des autres - , du matraquage, des critiques, de l'engagement, de la liberté… "Je suis un libertaire, viscéralement. Je suis une espèce de réfractaire d'en dehors, un type en marge naturellement. Je marche toujours à côté des autres. J'aime bien me rebeller, c'est ma nature".

Deux heures au moins d'entretien. Dont j'aime surtout me souvenir de cette savoureuse digression sur les "gros mots". " Tous les gros mots que l'on trouve dans mes chansons, je les savais bien avant ma première communion et j'ai dû m'en confesser la veille de ma première communion. Et il y en a même quelques-uns qu'on n'a jamais trouvés dans mes chansons et que je savais déjà à cette époque-là. Alors quand on vient me dire que mes chansons peuvent choquer les enfants qui regardent la télévision, ça me fait doucement rigoler. Parce que, à 7 ou 8 ans les enfants se livrent à des tas de jeux plus ou moins polissons et disent des énormités et choisissent de préférence les gros mots. Ce n'est pas moi qui ai appris les gros mots aux enfants. Ce sont les enfants qui m'ont appris les gros mots".

Fin de l'émission. Nous descendons sur le quai Adolphe-Merle pour aller déjeuner avec notre hôte. Le reverrais-je jamais ? Je prends de lui quelques photos pour l'illustration de mon "gros plan". Elle seront refusées. Georges y apparaît amaigri, marqué par la maladie. Sur l'une d'elles, il esquisse un sourire. C'est celle que je garde comme un trésor et que, chaque jour, depuis 25 ans, je contemple avec tendresse sur un rayon de ma bibliothèque. "On voit de la bonté dans ses yeux"…


Jacques Bonnadier

Proposer un texte à la revue Les Orpailleurs